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LES FONDEMENTS DES MATHÉMATIQUES

 

Texte de la 169e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 17 juin 2000.


LES FONDEMENTS DES MATHÉMATIQUES


par Jean-Yves Girard
Le formalisme mathématique
Le XIXe siècle est le siècle de la réflexion sur l'analyse – la théorie des fonctions, des dérivées, des intégrales. Un travail impressionnant amène à découvrir, à côté des fonctions « classiques » comme sin x des passagers clandestins : par exemple une courbe sans tangente. Il devient alors nécessaire de se pencher sur la nature des objets mathématiques. C'est à cette question que prétend répondre la Théorie des Ensembles de Cantor, élaborée dans les années 1880, mais qui ne prendra sa forme définitive qu'au début du XXe siècle. La théorie des ensembles permet de reconstruire les nombres réels – utilisés en analyse – à partir des entiers naturels 0, 1, 2, …, qui eux, sont définis à partir de rien, du moins le pense-t-on : ainsi 0 c'est l'ensemble vide.
La Théorie des Ensembles est souvent présentée comme le langage des mathématiques. Rien n'est plus faux : s'il fallait manier les nombres réels en suivant leur définition « ensembliste », on ne pourrait plus résoudre... une simple équation du second degré. Ce qui est vrai par contre, c'est que la Théorie des Ensembles énonce pour la première fois l' unité de principe des mathématiques. Le fait de pouvoir – en principe seulement, mais c'est énorme – ramener toutes les mathématiques à des constructions ensemblistes, nous permet d'utiliser indifféremment des méthodes d'analyse ou d'algèbre – la calcul avec des lettres, des variables, des équations – pour résoudre un problème : elles ne se contrediront pas. Ce qui contraste avec la Physique, constituée d'îlots reliés par des passerelles incertaines[1].
Dans cette entreprise d'unification, un rôle central est dévolu à l’ arithmétique – la mathématique des entiers naturels. C'est autour de 1900 qu'apparaît l'Arithmétique de Peano, un des formalismes les plus puissants qui soient.
L'Arithmétique de Peano AP
Nous allons survoler rapidement le Formalisme de Peano, ses termes, propositions, axiomes et règles.
Termes : 0 ; x, y, z... ; St ; t + t' ; t x t'
Ce qui se lit : un terme c'est soit l'expression zéro 0, sinon une variable x, y, z... sinon le successeur St d'un terme, sinon la somme de deux termes t + t’, sinon le produit de deux termes t.t'. Les termes sont la bureaucratie des objets, ici les entiers. Ainsi l'entier 6 sera-t-il représenté par SSSSSS0... Remarquez la touchante régression à la numération prébabylonnienne, 6 c'est 6 bâtons S... c'est ça la modernité !
Propositions : t = t' ; P ; ; ; P => P' ; ;
Ce qui se lit : une proposition est soit une égalité t = t’ entre deux termes, soit la négation d'une proposition, soit la disjonction, soit la conjonction, soit l’implication P => P' de deux propositions, soit une quantification « pour tout » ou « il existe » . Les propositions sont la bureaucratie des propriétés. Exemple : le cas d'exposant 3 du théorème de Fermat (on a écrit au lieu de .
Le fait d'écrire une proposition ne préjuge en rien de sa vérité : pour la bureaucratie formelle, toutes les propositions sont égales en droit, du moins pour le moment.
Axiomes : P => P, x = x...
Ces axiomes logiques sont souvent laissés à l'arbitraire des auteurs. Ils n'énoncent rien de très surprenant ; ce qui est par contre surprenant c'est qu'on puisse en faire quelque chose !
Ce deuxième groupe d'axiomes définit en quelque sorte somme et produit en termes de 0 et S : par exemple un terme clos (sans variable) sera démontré égal à une expression au moyen de ces axiomes. Les deux derniers axiomes sont spéciaux, ils forcent tous les entiers à être distincts.
Règles de démonstration :
Le Modus Ponens est la base de tout raisonnement mathématique : je démontre un lemme P, puis je démontre P => Q – i.e. Q sous l'hypothèse P ; en recollant les morceaux, j'obtiens Q. L'induction est spécifique aux entiers : une propriété vérifiée en 0 et « qui passe au successeur » est vraie pour tout entier. Le raisonnement par récurrence est nécessaire, ne serait-ce que pour démontrer l'équation 0 + x = x. Une démonstration, c'est – en commençant par des axiomes – un enchaînement de règles, de façon à obtenir des théorèmes ; remarquez la précision implacable de la machine.
Mathématiques vs. Informatique
En dépit de certaines prises de position excessives, il est impossible de penser les mathématiques comme une activité purement formelle, bureaucratique : aucune équipe de bureaucrates n'aurait été capable de démontrer le théorème de Fermat en – disons – explorant les possibilités du formalisme Peanien, car il en a fallu des idées pour le démontrer, ce théorème ! D'ailleurs la démonstration automatique – par ordinateur – ne fonctionne pas, et ne fonctionnera jamais, à cause de ces fichues idées[2].
Par contre, les mathématiques sont bien formalisables, ce qui veut dire susceptibles d'être écrites dans un langage formel – mais seulement en principe, pensait-on. Ce qui n'était qu'un vœu pieux au début du XXe siècle est devenu réalité : les ordinateurs sont maintenant capables de vérifier les démonstrations mathématiques. Ça demande beaucoup de travail intelligent de la part du concepteur de logiciel, qui doit interpréter de nombreux raccourcis fulgurants du genre « on voit bien que... », car justement l'ordinateur n'est qu'un cybercrétin qui ne voit rien, ne sent rien, et passe son temps à vérifier les parenthèses fermantes comme d'autres à arracher leurs ailes aux mouches.
L'activité de l'ordinateur est vraiment « formelle », rappelez-vous ces doux messages, « syntax error », ou « UNE ERREUR FATALE EST APPARUE À 0028 :C000BCED DANS LE VXD VMM(01) + 0000ACED » : la précision absolue, sans qu'il y ait de pensée derrière, tels sont les langages informatiques. Le formalisme mathématique est une sorte de langage informatique : on « exécuterait » le langage mathématique en combinant des axiomes et des règles, avec la seule nuance -négligeable pour cet exposé- que le langage informatique est déterministe, -il s'exécute dans un ordre précis- alors que ce n'est pas le cas des mathématiques. Cette analogie est très précieuse, tant qu'on n'oublie pas que le formalisme n'est qu'un aspect des mathématiques.
Venons-y justement, au formalisme, et commençons par les machines, c'est plus facile. Très souvent l'ordinateur se met à mouliner, sans donner la moindre réponse : il calcule, calcule, et n'en sort plus. La question qui se pose (et qui est le problème de base des langages formels) : faut-il attendre, ou faire Ctrl-C, arrêter le programme ? C'est un dilemme vieux comme la ville de Rome : vous attendez le 64 Piazza Venezia, le 64 qui n'arrive pas ; que faire, attendre ou rentrer à pied ? Dans le premier cas on garde intacte la foi, dans le second on a la satisfaction de rentrer chez soi après une petite marche... Question, peut-on détecter la « mise en boucle » de l'ordinateur et donc l'opportunité de faire Ctrl-C ?
La réponse est pleine de bon sens : de même qu'il n'y a aucun service capable de vous dire si le bus finira par arriver, il n'y a aucun moyen de tester la mise en boucle. Une boucle, C'est l'absence d'information à l'état pur, on ne sait rien, mais on pourrait savoir, peut être dans 10 minutes, 10 jours etc. La réponse au problème d'arrêt des programmes est négative. Elle montre la différence de nature entre « ne pas savoir » et « savoir que non ». Cette nuance essentielle sous-tend la partie classique des fondements mathématiques. On la retrouvera sous diverses formes, en particulier la distinction récessif/expansif et le théorème de Gbdel.
La diagonale de Cantor
Dans notre parcours anachronique, retournons en 1880. C'est à ce moment que Cantor, l'inventeur de la Théorie des Ensembles, met au point une machine infernale, que l'on va retrouver dans toutes les questions de fondements... C'est le paradoxe à l'état natif ; à ce propos, rappelons que δόξα peut se lire « dogme, opinion, intuition... » : il y a donc différentes sortes de paradoxe. Celui de Cantor choque certaines intuitions, comme en son temps l'irrationalité de √2.
La question est celle du dénombrement : on sait énumérer les entiers pairs 0, 2, 4, 6, …, une liste infinie d'ailleurs. On saurait faire la liste de tous les programmes dans un langage de programmation donné, par exemple en les rangeant par taille croissante, et à taille égale par ordre alphabétique, mais saurait-on faire une liste de toutes les listes infinies ? La réponse de Cantor, négative, est le célèbre argument diagonal : soient Ll, L2, L3, ... toutes les listes infinies – disons – de zéros et de uns. Désignons par Lm[n] le nième élément de la liste Lm ; on peut alors former une liste M = 1 - Ll [l], 1 - L2 [2], 1 - L3 [3], … , i.e. M[n] = 1 – Ln[n]. Mais M fait elle-même partie de la liste, soit M = LN, et on conclut que LN [N] = M[N] = 1 - LN [N], rideau !
L'expansivité
La question générale qui se pose pour les langages formels est la suivante peut-on traiter les informations négatives ? Par information négative, j'entends une information absente, par exemple quelque chose qui n'a pas été énoncé. Dans les années 1960, des informaticiens peu inspirés ont cru répondre positivement, en prenant l'exemple de ces cases que l'on ne remplit pas, et qui sont interprétées par des options par défaut : la machine verrait qu'on ne répond pas...
C'était aller bien vite en besogne, en négligeant ce petit détail : on ne remplit pas la case, mais on appuie sur la touche Retour, ce qui a pour conséquence de dire à la machine : « je n'ai pas répondu ». Une fois reçu ce message, elle peut continuer, sinon elle attendrait comme un bon toutou. Nous revoilà en train d'attendre un bus, et de retour... au problème d'arrêt. Et c'est justement le paradoxe de Cantor qui permet de démontrer l'impossibilité du « test de mise en boucle », i.e. l'impossibilité de traiter des informations négatives.
Ce type de comportement des langages informatiques, on va l'appeler expansivité : ils sont expansifs, car ils n'acceptent que de l'information positive, et plus on leur en donne, plus ils sont contents, i.e. plus ils nous donnent de réponses : pensez à une recherche de fichiers sur un ordinateur.
Le langage mathématique est expansif pour les mêmes raisons : il accumule les théorèmes, et plus il en a, plus il en produit. Ce n'est pas le cas général, pensez à la médecine : une vérité médicale c'est quelque chose qu'on a pas encore infirmée, voyez le sang contaminé, ou le débat sur les OGM : en médecine la vérité est plutôt récessive, elle s'amenuise avec l'information.
Les paradoxes
Comme nous l'avons dit, il y a plusieurs sortes de paradoxes. Les plus profonds sont les paradoxes de l’intuition, qui souvent résistent à toute tentative de réduction. La courbe sans tangente, ou encore la courbe de Peano qui passe par tous les points d'un carré et qui nous fait douter de la différence entre une ligne et un plan, ce sont de vrais paradoxes de l'intuition.
Mais il y a aussi les paradoxes formels, moins profonds peut-être, mais plus spectaculaires. Ainsi le paradoxe de Russell[3] (1905) produit une contradiction dans la théorie des ensembles naïve[4]. On rappelle que cette contradiction est obtenue en considérant l'ensemble , pour lequel on peut démontrer à la fois que et que. Le principe de logique nous dit d'autre part que d'une contradiction on peut déduire n'importe quoi ce qui brise le ressort du formalisme.
Dès 1900, le grand mathématicien Hilbert propose de démontrer la cohérence (i.e. la non-contradiction) de l'arithmétique AP. Vers 1920, il récidive avec un programme « finitiste » très élaboré, dont nous allons reparler. Il s'agit bien d'une réduction des paradoxes aux seuls paradoxes formels, en négligeant ceux de l'intuition ; il est vrai que les paradoxes formels sont plus graves sur le moment, mais ceux de l'intuition perdurent. C'est un peu comme si l'on menait une guerre en ne nourrissant que le front, sans se soucier de l'arrière...
La récessivité
Drôle d'idée que de démontrer la cohérence des mathématiques par des méthodes mathématiques. C'est comme un Parlement qui voterait sa propre amnistie. Hilbert ne tombe pas tout à fait dans ce panneau : on n'a pas droit à toutes les méthodes disponibles dans AP, seulement à un petit noyau inconstestable ( ?) de méthodes finitistes. Ce n'est pas vraiment le Parlement qui décrète l'amnistie, c'est une commission parlementaire faite de « sages ».
Ce club de sages, c'est essentiellement les propriétés récessives. Il s'agit d'identités universelles, du genre, ou encore.
Par exemple, on pourrait essayer de montrer qu'un théorème a toujours (propriété récessive) un nombre pair de symboles ; si P est démontrable, il a donc un nombre pair de symbole, et sa négation qui en a un nombre impair n'est pas démontrable... Mais c'est vraiment trop naïf !
Le Popperisme
Le philosophe néo-positiviste Popper a repris à son compte et développé les thèses de Hilbert. Selon lui, un énoncé scientifique n'a de valeur que s'il existe un protocole capable – en principe – de le prendre en défaut. Ce qui se justifie à peu près avec les lois de la physique, que l'on vérifie à un certain degré de précision, ce protocole de vérification étant susceptible de prendre la loi en défaut. Cette approche avantage des activités para-scientifiques comme la médecine, le « jusqu'ici ça va » étant l'exemple même de scientificité selon Popper. Il semble tout de même qu'un bon conducteur c'est celui qui connaît son code... et non pas celui qui n'a pas (encore eu) d'accident.
En mathématiques, vérifier à la précision 1/N, c'est vérifier jusqu'à l'entier N, par exemple vérifier pour n < 1010. On voit que le Popperisme mathématique accorde un sens aux seuls énoncés récessifs, tout comme Hilbert. Au fait, la cohérence formelle est une propriété récessive, douée de scientificité selon Popper : on peut la résumer par « jusqu'ici pas de contradiction ». Elle a effectivement un protocole de mise en défaut, la découverte d'une contradiction, qui pourrait en l'occurrence être écrite noir sur blanc, comme c'est d'ailleurs arrivé avec le paradoxe de Russell. Que la cohérence soit récessive ne devrait guère nous étonner : Hilbert n'allait pas refuser toute signification à sa propriété favorite, la cohérence.
La relation entre récessif et expansif est simple : une propriété est expansive quand sa négation est récessive. Exemple « être démontrable »[5] est expansive, alors que « ne pas être démontrable »[6] est récessive.
Le théorème de Gödel
Le formalisme est lui-même un objet mathématique, remarque Hilbert dès 1904. Cela vient de la rigueur implacable des langages formels ; de plus cette remarque est une pièce essentielle du programme de Hilbert, qui veut utiliser des moyens mathématiques pour arriver à ses fins.
Bizarrement il faut attendre 1931 et le logicien G6del pour que cette remarque soit vraiment prise au sérieux :
- Les objets du formalisme de AP, termes, propositions, sont représentés par des nombres de Gödel : . « Banale » énumération des propositions, dans laquelle certains ont voulu voir des significations cachées, quasi-numérologiques. Enfin, pas si banale que ça si on pense aux difficultés techniques auxquelles s'est heurté Gödel à l'époque.
- Les propriétés du formalisme sont représentées par des propositions de l'arithmétique de Peano AP, ainsi « P est démontrable » devient, tandis que « AP est cohérente » devient Coh AP. Ces propositions n'ont pas de sens arithmétique immédiat.
Un recyclage somme toute assez facile de la diagonale de Cantor permet alors de produire une proposition G qui est littéralement, i.e. sa non-prouvabilité. S'achemine-t-on vers une nouvelle version du paradoxe du menteur « Je mens » et donc vers une contradiction de AP ?
Non : rien ne nous dit que vérité et prouvabilité coïncident, et alors « Je ne suis pas prouvable » ne veut plus dire « Je ne suis pas vrai ». En regardant de près, il y a une seule possibilité de s'en sortir, i.e. de préserver la cohérence de AP : c'est que G soit vraie, auquel cas elle n'est pas prouvable. C'est ce qu'on appelle le premier théorème d'incomplétude.
Un travail pervers de... formalisation du premier théorème mène au second théorème : on peut prendre pour proposition vraie, mais non prouvable, la proposition Coh AP qui exprime la cohérence de AP : « Si AP est cohérente, elle ne prouve pas sa propre cohérence ».
Il importe de remarquer que G, tout comme Coh AP sont récessives, mais non prouvables. Par contre la prouvabilité de G, comme celle de Coh AP est expansive. G, Coh AP ne sont donc pas équivalentes à leur prouvabilité : c'est la distinction entre récessif et expansif, c'est la différence entre ne pas savoir et savoir que non, entre ne pas pouvoir démontrer et démontrer que non. On en est toujours au problème d'arrêt, en résumé :
Négations et négationnistes
Un tel résultat ne vous vaut pas beaucoup d'amis. Les réactions au théorème de Gödel furent vives, et presque toutes de nature négative, voire négationniste.
Commençons par ceux produisent régulièrement des réfutations du théorème de Gödel. C'est compatible avec une certaine vision du Popperisme, pour laquelle tout est faux, il suffit d'attendre, tous des pourris d'ailleurs... Une réfutation du théorème de Gödel – par ailleurs démontré – induisant une contradiction dans AP, on voit que ces personnes – au demeurant particulièrement stimulées par le millésime 2000 – ne cherchent rien d'autre qu'à démolir cet échafaudage prétentieux, les mathématiques. La réfutation du théorème de Gödel, c'est leur « gaz sarin » à eux. Mais vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, car n'est pas le Capitaine Némo qui veut...
D'ailleurs qui réfute le théorème le renforce : en effet AP devient contradictoire, mais le théorème c'est « si AP est cohérente... », et comme du faux on déduit n'importe quoi... Ce théorème est insubmersible ! En particulier, il n'y a aucun protocole susceptible de le mettre en défaut ; il n'aurait donc aucune scientificité si on suit Popper... à moins que ce ne soit le Popperisme qui manque d'envergure !
Après les clowns, les nostalgiques de la solution finale -pour reprendre cette expression typique du scientisme allemand- du problème de la cohérence. Là c'est plus tordu, on salue en Gödel le plus grand logicien de tous les temps, on monte en épingle les bizarreries des nombres de Gödel, on en fait une espèce de super-puzzle. Cet ensevelissement sous les fleurs est caractéristique de ce monument de vulgarité « Gödel-Escher-Bach ». Le message implicite est clair, le théorème de Gödel est un résultat artificiel, contre nature, qui ne peut altérer la marche triomphante de la science positive.
Pourtant il est bien simple ce théorème. Il dit que le Parlement ne peut pas se faire amnistier par une sous-commission, même pas par lui-même : il faut au moins qu'il s'adjoigne des membres extérieurs, n'est-ce pas le bon sens ? Ou encore, qu'on ne peut pas revisser ses lunettes en les gardant sur le nez.
Évidemment ce n'est pas tous les jours que le bon sens peut s'exprimer de façon aussi radicale. Mais il faut bien dire que Hilbert avait tendu une sacrée perche en cherchant une solution formelle au problème de la cohérence. En fait le formalisme se réfute lui-même par saturation de simplifications scientistes : démontrer la cohérence dans les mathématiques. Vous l'avez voulu, Georges Dandin !
Le post-Gödelisme
Ce qui est le plus critiquable dans l'idéologie formaliste, c'est ce rôle central tenu par la cohérence. Comme le faisait remarquer le logicien Kreisel, qui a beaucoup oeuvré contre les abus du formalisme : « Les doutes quant à la cohérence sont plus douteux que la cohérence elle-même ». D'autre part il y a tant et tant de théories cohérentes sans le moindre intérêt qu'on ne voit pas la raison de s'obnubiler sur cet aspect relativement marginal des formalismes. D'ailleurs que dirait-on d'un contrôle technique des véhicules qui ne s'intéresserait qu'à une seule question, la bonne marche du moteur, et qui laisserait passer des voitures sans direction, sans freins ?
La cohérence, malgré tous les efforts de réflexion, reste un sujet hautement idéologique : « Je sais qu'une démonstration de cohérence de ZF n'a pas de valeur, mais ça me rassurerait d'en voir une. »[7] Rassurer contre quel danger et par quelles méthodes ? Au même titre que ce produit indémodable, l'assurance contre l'explosion de la Terre. Alors il n'est pas étonnant qu'on cherche toujours à prolonger le programme de Hilbert, quitte à le replâtrer un peu.
Ce qui est le plus étonnant, ce n'est pas tant ce besoin de croire des épigones de Hilbert, mais la réussite paradoxale de certains travaux, comme ceux de Gentzen dans les années 1930. Conçus en vue d'un replâtrage du programme de Hilbert, ils n'ont rien replâtré du tout. Par contre, ils ont amené – mais beaucoup plus tard, disons après 1970 - un renouveau de la problématique des fondements.
Comment relisons-nous Gentzen de nos jours ? Son travail, qui porte sur l'étude de l'interaction entre une preuve de P et une preuve de (en cas de contradiction), se traduit informatiquement en l'interaction entre un programme (correspondant à la preuve de P) et son environnement (correspondant à la preuve de ), typiquement entre un argument et une fonction. C'est ce qu'on a appelé le paradigme de Curry-Howard (~1970).
Ces idées devaient être raffinées au moyen de la logique linéaire (~1985), qui introduit une symétrie entre le programme et son environnement. La nouveauté par rapport à la logique ancienne (dite maintenant classique) est qu'il s'agit d'un point de vue procédural (la logique linéaire ne réfère à ses propres procédures) et non plus réaliste (la logique classique réfère à une « réalité » externe).
La ludique ou l'extinction du Popperisme
La logique linéaire explique les mathématiques de façon ludique, comme une espèce de jeu.
Deux machines discutent en vase clos. Chacune peut choisir un dessein, i.e. un programme qui « teste l'autre ». Alors
Consensus : Soit au bout d'un moment l'une des deux finit par jeter l'éponge.
Dissensus : Soit elles se chamaillent à l'infini.
Nous dirons que ont des comportements duaux quand ne se permet que les desseins « consensuels » avec les desseins de et vice-versa.
correspond à l'interprétation procédurale suivante : pour tout test dans , c'est moi qui ai (avec le dessin que j'ai choisi) le dernier mot dans l'interaction. Ça ressemble à du Popperisme, passer une infinité de tests, mais ce n'en est pas. En effet, quels sont donc ces tests de ? Ce sont ceux pour lesquels il n'y a pas dissensus (i.e. récusation) avec un dessein de ; a dans sa besace d'autres desseins qui ne sont pas là pour avoir le dernier mot, seulement pour récuser certains tests embarrassants. La nouveauté par rapport au Popperisme, c'est donc que la notion-même de test est testable, ce qui permet de sortir du carcan récessif/expansif. On peut en principe donner un sens interactif à toutes les mathématiques courantes.
Les desseins sont des sortes de démonstration dans laquelle on se permet une erreur de logique, très volontaire : le daimon , celui qui jette l'éponge, celui qui n'attend pas le bus ; c'est une espèce d'axiome sauvage. Les mathématiques s'expliqueraient finalement hors de toute réalité externe, par une interaction entre objets (les desseins) de même nature, une dualité moniste.
[1] Bourbaki a introduit le néologisme la Mathématique dans le même esprit il faudrait dire les Physiques.
[2] Le premier théorème d'incomplétude est une réfutation de la démonstration automatique.
[3] Bertrand Russell qui s'est illustré dans bien d'autres domaines.
[4] Théorie corrigée depuis en la théorie ZF de Zermelo-Fraenkel.
[5] Et rappelons-le « le bus arrive ».
[6] Ainsi que « le bus ne viendra pas ».
[7] Propos tenus par le logicien formaliste K. Schütte à l'auteur, 1972.

 

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CONNAISSANCES ET PENSÉE MATHÉMATIQUE

 

Texte de la 167e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 15 juin 2000.


Les bases cérébrales de l’intuition numérique
par Stanislas Deheane


Le cerveau des mathématiciens fascine. Par quels mécanismes un tissu de neurones et de synapses, un imbroglio de neurotransmetteurs peuvent-ils « transformer du café en théorèmes » ? Quelles représentations mentales et quelles architectures neuronales donnent au cerveau humain – et à lui seul – accès aux vérités des mathématiques ? Périodiquement, certains affirment avoir trouvé la réponse dans le cerveau du plus mythique des savants du XXe siècle, Albert Einstein. De son vivant déjà, le grand physicien était sollicité pour toutes sortes d’expérimentations qui suscitaient les commentaires amusés de Roland Barthes : « Une image le montre étendu, la tête hérissée de fils électriques : on enregistre les ondes de son cerveau, cependant qu’on lui demande de ‘‘penser à la relativité’’ ». Plus tard, le précieux encéphale sera préservé, photographié, étiqueté, découpé, perdu et retrouvé. Il ressort périodiquement de son bocal pour de nouvelles révélations. En 1985, Marian Diamond, de l’université de Californie à Berkeley, rapporte une densité plus élevée de cellules gliales, qui constituent l’environnement des neurones corticaux, dans une région pariétale du cortex d’Einstein. En 1999, Sandra Witelson, de l’université McMaster dans l’Ontario, affirme avoir identifié, plus de quarante ans après la mort du physicien, une anomalie macroscopique de son anatomie cérébrale : ses lobes pariétaux seraient enflés, et leurs sillons se seraient si profondément détournés de leur tracé normal qu’une région corticale entière, l’opercule pariétal, en serait absente.
Je fais partie de ceux, nombreux, qui estiment anecdotiques et prématurées ces recherches qui prétendent trouver l’origine du génie dans quelques centimètres cubes de cortex supplémentaire. Malgré leurs avancées spectaculaires, les neurosciences cognitives ne sont pas prêtes à analyser le substrat neural de variations individuelles aussi subtiles que celles qui distinguent un prix Nobel d’un physicien de moindre envergure. Il leur revient de plein droit, par contre, de commencer à explorer ce qu’il y a de commun à tous les cerveaux capables de mathématiques. En dernière analyse, comme l’affirme Jean-Pierre Changeux dans son dialogue avec le mathématicien contemporain Alain Connes, « les objets mathématiques s'identifient à des états physiques de notre cerveau, de telle sorte qu'on devrait en principe pouvoir les observer de manière extérieure grâce à des méthodes d'imagerie cérébrale. » De fait, les nouvelles méthodes des sciences cognitives et de l'imagerie par résonance magnétique permettent aujourd’hui d’aborder empiriquement la représentation cérébrale des plus simples des objets mathématiques, ceux qui sont partagés par l’ensemble de l’humanité : les petits nombres entiers.
Focalisés sur les abstractions des mathématiques les plus récentes, quelques mathématiciens pourront ne voir là que des travaux d’intérêt périphérique sur des objets trop simples qui ne font pas ou plus partie du champ de la recherche mathématique. Ce serait oublier, cependant, que les nombres font partie des briques de base sans lesquelles l’édifice des mathématiques n’aurait jamais pu s’élever. La question des fondements de l’arithmétique occupe une place centrale en philosophie des mathématiques, depuis Platon et Descartes jusqu’à Bertrand Russell ou David Hilbert. Nos recherches suggèrent qu’un des fondements de l’arithmétique, l’intuition du concept de nombre, trouve son origine dans l’architecture de notre cerveau qui représente spontanément, vraisemblablement dès la naissance, ce paramètre essentiel du monde physique.
Les bases cérébrales de l’intuition numérique
Comment cerner l’intuition numérique en laboratoire ? Considérons un exemple très simple : l’addition des petits nombres. L’addition 43+39=51 est-elle juste ? Un coup d’œil suffit pour répondre que non. Sans avoir à faire le calcul, nous reconnaissons que le résultat proposé est manifestement faux. Nous utilisons spontanément une métaphore spatiale : le résultat proposé, 51, est trop distant, peut-être même trop à gauche. Cette opération mentale d’approximation et de comparaison se déroule hors de notre introspection : nous savons que le résultat est trop petit, mais nous ne savons guère comment nous savons que nous le savons. Voilà caractérisée, en quelques phrases, cette intuition arithmétique que nous possédons tous. Il s’agit d’une sorte de carte spatiale, de « ligne numérique » sur laquelle nous posons mentalement les quantités et qui nous permet immédiatement de repérer les relations de proximité entre nombres, en sorte que nous savons immédiatement, mais de façon imprécise, quelle place tel nombre occupe relativement à d’autres.
La simplicité de ce sens du nombre est trompeuse. En effet, en dépit de son minimalisme, notre intuition numérique partage avec l’introspection des grands mathématiciens au moins deux traits fondamentaux. Tout d’abord, la pensée mathématique de haut niveau s’élabore souvent sans le support du langage. « Les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée », affirme Einstein. De même l’intuition numérique ne fait appel ni aux mots, ni aux aires corticales du langage, mais dépend des régions pariétales associées à la perception de l'espace. En second lieu, la découverte mathématique repose sur des mécanismes inconscients. « Ce qui frappe », dit Poincaré, « ce sont les apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient ; le rôle de ce travail inconscient dans l’invention mathématique me paraît incontestable. » En ce qui concerne l’intuition du nombre, cette introspection fréquente chez les mathématiciens peut être confirmée rigoureusement par les méthodes de la psychologie expérimentale, qui démontrent l’existence de calculs subliminaux.
Le caractère non-linguistique de l’intuition des nombres apparaît clairement chez les personnes bilingues. Il faut cependant distinguer clairement le calcul exact de l’intuition des quantités. Le calcul exact dépend des circuits du langage. Tous ceux qui maîtrisent bien une seconde langue peuvent en faire l’expérience : même après des années, il est extrêmement difficile de faire des calculs mentaux dans une langue autre que celle dans laquelle nous avons appris l’arithmétique. Je connais un collègue italien qu’un séjour de plus de vingt ans aux États-Unis a transformé en bilingue presque parfait. Il parle et écrit en anglais dans une syntaxe rigoureuse et avec un vocabulaire étendu. Pourtant, dès qu’il doit faire un petit calcul, on l’entend marmonner les nombres dans son italien natal. Il ne parvient toujours pas à calculer avec fluidité en anglais. Cette anecdote révèle à quel point la mémoire exacte de l’arithmétique dépend du langage. Mais qu’en est-il de la faculté d’approximation intuitive ?
Dans une étude comportementale conduite par Elizabeth Spelke au Massachusets Institute of Technology, des sujets parlant couramment le russe et l'anglais étaient entraînés, dans l'une de leurs deux langues, à résoudre une série de problèmes d'addition. Certains problèmes requéraient une réponse exacte, et ne pouvaient donc pas être résolus par la seule intuition. Les autres ne nécessitaient que l’évaluation d’un ordre de grandeur. Après entraînement dans une langue donnée, on examinait ensuite la capacité des sujets à résoudre les mêmes problèmes posés dans l’autre langue. Au bout de quelques séances, tous les sujets donnaient plus vite la bonne réponse aux problèmes qui demandaient une réponse exacte lorsque la question leur était posée dans la langue utilisée au cours de l’entraînement, que lorsqu’elle était posée dans l’autre langue. Cela confirmait que ces connaissances exactes sont stockées dans le cerveau dans un format linguistique spécifique à une langue donnée. Cependant, les problèmes approximatifs se comportaient différemment : les performances étaient équivalentes dans les deux langues. Une fois mémorisé que cinquante plus quarante-sept font environ cent, répondre à la même question dans une autre langue ne pose aucune difficulté supplémentaire.
Nos connaissances sur les quantités approximatives sont donc stockées sous une forme indépendante du langage. Il y a au moins deux circuits cérébraux du calcul mental : un circuit verbal, qui permet de coder les nombres sous forme de mots et de stocker des tables sous formes de phrases apprises par cœur dans une langue donnée ; et un circuit non-verbal, où les quantités sont représentées sous une forme spatiale, et qui permet l’approximation.
Grâce à l’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique (IRM) du Service Hospitalier Frédéric Joliot d’Orsay, nous avons pu visualiser directement quelles aires du cortex cérébral contribuent à ces deux circuits. L’IRM permet de voir l’entrée en activité des circuits cérébraux dans une tâches cognitive. Toute activation d’un groupe de neurones s’accompagne en effet d’une augmentation locale du débit sanguin dans les capillaires qui entourent cette région. Cette augmentation vient compenser la consommation accrue d’oxygène et de glucose dans le tissu nerveux. L’afflux de sang altère les propriétés magnétiques locales des tissus examinés, et modifie de façon mesurable le signal de résonance magnétique. Celui-ci reflète donc, indirectement, l’état d’activité des populations de neurones du tissu.
Pendant la mesure d’IRM, nous avons demandé à un groupe d’étudiants de résoudre alternativement des problèmes d’approximation (par exemple, 2+1 font-ils environ 4 ou 9 ?) et d’autres qui exigeaient un calcul exact (2+1 font-ils 3 ou 5 ?). Bien que les sujets aient été soumis aux mêmes problèmes d’addition dans les deux cas, les résultats ont montré que l’adoption d’une stratégie d’approximation ou de calcul exact s’accompagnait de modifications radicales de l’activité cérébrale. Le calcul exact activait un réseau latéralisé dans l’hémisphère gauche et impliquait des aires associées au traitement linguistique de haut niveau (la portion inférieure du cortex frontal gauche et le gyrus angulaire). Au cours de l’approximation, au contraire, l’activité était bilatérale et équivalente dans les deux hémisphères cérébraux. Elle était centrée sur le sillon intrapariétal, une région située hors des aires du langage et associée à la manipulation des objets dans l’espace. [figure] Cette région cérébrale joue un rôle crucial dans l’intuition des nombres. Elle s’active dès que nous devons réfléchir aux quantités mises en jeu dans un problème d’arithmétique. Bien entendu, elle n’est pas dépositaire de l’ensemble de nos connaissances mathématiques. Il ne s’agit pas d’une « bosse des maths » au sens des phrénologistes du XIXe. Insérée au sein d’un vaste réseau distribué, et en coordination étroite avec les aires associées au traitement des mots et des chiffres, la région pariétale semble contribuer à une fonction restreinte mais cruciale, le positionnement des nombres dans l’espace des quantités.
Figure : Localisation du sillon intrapariétal, où l’on observe une intense activité cérébrale lors du calcul mental et du traitement des quantités. Seul l’hémisphère gauche est visible, vu de trois-quarts arrière.
Activations cérébrales et lecture subliminale
Récemment, Lionel Naccache et moi-même sommes parvenus à démontrer que la région pariétale peut effectuer ses calculs sans que nous en ayons aucunement conscience, confirmant ainsi les hypothèses de Poincaré et d’Hadamard. Dans le domaine des nombres au moins, l’intuition mathématique se fonde bien sur la possibilité d’un intense travail inconscient.
Notre expérience est simple. Un volontaire est placé face à un écran d’ordinateur. On le prévient que vont s’afficher au centre de l’écran, d’abord un signal composé de lettres aléatoires, puis un nombre. Celui peut être écrit en toutes lettres (SIX) ou en chiffres arabes (6). La personne dispose de deux boutons, l’un à main droite, l’autre à main gauche. On l’instruit d’appuyer le plus rapidement possible à droite si le nombre est supérieur à 5, et à gauche s’il est inférieur à 5. Les boutons sont connectés à l’ordinateur, qui mesure à la milliseconde près combien de temps s’écoule entre l’apparition du nombre sur l’écran et la réponse motrice du sujet.
Voilà tout ce que notre volontaire a conscience de faire... mais nous ne lui avons pas tout dit. À son insu, chaque nombre cible est précédé d’un autre nombre totalement invisible, que nous appellerons le nombre amorce. Comment celui-ci est-il rendu invisible ? Nous utilisons une méthode de masquage visuel qui consiste à faire précéder et suivre le mot amorce, que l’on désire effacer de la conscience, par des chaînes de caractères sans signification telles que XHJGKS ou PLMZTA. Lorsque ces lettres sont présentées exactement au même point que le mot amorce, et que la durée de présentation de ce dernier n’excède pas quelques centièmes de secondes, le sujet ne perçoit qu’un clignotement de caractères illisibles. Il est incapable de déchiffrer le mot masqué, ou même d’en percevoir l’existence.
Bien que tous nos volontaires nient ainsi farouchement avoir vu le moindre nombre dans les instants précédant la cible, cela suffit-il à affirmer l’absence de toute conscience ? Comme l’a souligné le philosophe américain Daniel Dennett, il est impossible de savoir si la personne qui nie avoir eu conscience d’une information n’en a effectivement jamais perçu la teneur, ou si elle ne souvient plus d’en avoir brièvement pris conscience. Toutefois, nous pouvons quantifier, de façon objective, à quel point le nombre masqué est inaccessible au traitement conscient. Nous avons recruté un nouveau groupe de volontaires chez lesquels nous avons examiné la capacité de perception des nombres amorces dans des condition extrêmes. Nous fournissions à ces nouveaux volontaires tous les détails sur la nature des nombres amorces utilisés dans notre expérience. Nous leur disions également de focaliser leur attention sur ce nombre amorce, et de négliger totalement le second nombre. Dans ces conditions, parviendraient-ils à recueillir consciemment au moins quelques bribes d’informations sur l’amorce? La réponse fut clairement non. À la durée de présentation utilisée dans nos expériences, les volontaires entraînés ne parvenaient même pas à dire s’il y avait une amorce ou pas (en fait, ils répondaient presque toujours qu’il n’y en avait pas). Ils étaient encore moins capables de dire si l’amorce était un nombre ou une chaîne aléatoire de lettres. Dans les deux cas, leur capacité de détection, mesurée par la théorie de la détection des signaux dans le bruit, était nulle.
La profondeur du traitement de tels stimuli subliminaux dans le cerveau humain a toujours fait l’objet d’un intense débat en psychologie. Certains psychologues soutiennent qu’un mot subliminal peut éventuellement être analysé au niveau de la forme visuelle de ses lettres, mais certainement pas au niveau de son sens. Nos données montrent clairement que leur scepticisme n’est pas justifié. Plusieurs résultats démontrent que le nombre amorce, quoique totalement invisible, peut être comparé inconsciemment avec un autre nombre, ce qui implique que son sens – la quantité qu’il représente – a été analysé. Tout d’abord, les réponses de nos sujets sont accélérées lorsque le nombre invisible représente une quantité proche de celle du nombre qu’ils ont à juger consciemment. Ainsi, il est plus facile de juger consciemment que 6 est plus grand que 5 lorsque cette présentation est précédée du nombre subliminal 9 (qui est également plus grand que 5), que lorsqu’elle est précédée du nombre 1 (qui est plus petit que 5). À l’extrême, cette facilitation devient très importante lorsqu’il y a répétition de la même quantité dans le nombre amorce et dans le nombre cible. « Voir » le chiffre 4, inconsciemment, quelques centièmes de secondes avant de le revoir, cette fois consciemment, accélère grandement notre vitesse de traitement de l’information numérique.
Crucialement, le changement de notation n’affecte en rien le traitement subliminal des quantités. Même lorsque les nombres cible et amorce sont présentés dans des notations différentes (par exemple amorce QUATRE, cible 4), le même degré de facilitation est observé. Ainsi, l’influence inconsciente s’exerce à un niveau de traitement sémantique des informations qui ne dépend pas de la notation utilisée. Serait-ce donc la représentation spatiale des quantités ? Grâce à l’IRM, nous avons pu visualiser directement les aires cérébrales traversées par l’information inconsciente, et démontrer l’implication du cortex pariétal. La répétition subliminale d’un même nombre conduit à une habituation de l’activation cérébrale dans les régions pariétales qui sous-tendent le sens approximatif des quantités. L’influence du nombre invisible s’étend même bien au delà : les aires motrices, qui s’activent lorsque nous préparons un mouvement de la main, montrent une pré-activation induite par l’amorce. Si par exemple, le nombre invisible est plus petit que 5 alors que le suivant est plus grand, on pourra voir s’activer très brièvement l’aire de contrôle de la main gauche, puis la rectification de cette activation en direction de la main droite. Il s’agit là de la première démonstration qu’un stimulus inconscient peut traverser le cerveau de part en part, depuis les aires visuelles jusqu’aux représentations sémantiques et aux circuits moteurs, sans pour autant que le sujet s’en aperçoive.
Que conclure de ces expériences ? Le traitement subliminal des mots fait l’objet d’un très vieux débat en sciences cognitives, et il ne suffira sans doute pas de quelques nouveaux résultats pour convaincre les plus sceptiques. Néanmoins, notre expérience apporte de l’eau au moulin de ceux qui, tels le psychologue anglais Anthony Marcel, affirment depuis longtemps que notre cerveau restitue inconsciemment le sens des mots. Nos manipulations indiquent qu’une chaîne sensori-motrice complexe, qui implique une opération mathématique, peut s’exécuter sans conscience. La particularité de nos expériences est de démontrer que même des instructions arbitraires – appuyez à droite si vous voyez un nombre plus grand que 5 – sont susceptibles de s’exécuter intégralement sans être accompagnées d’un sentiment de contrôle conscient. Quelles sont les limites du traitement inconscient dans le cerveau ? Y a-t-il certaines opérations qui ne peuvent s’effectuer que sous contrôle conscient ? Ces fonctions pourraient-elles expliquer l’avantage évolutif qu’a apporté l’émergence de la conscience chez les primates supérieurs et l’ homo sapiens ? L’exploration de ces questions permettra peut-être de confirmer ou infirmer les introspections des mathématiciens qui rapportent que même des opérations aussi complexes que la démonstration d’un théorème d’algèbre sont susceptibles de s’exécuter en l’absence de conscience.
Perdre l’intuition du nombre
L’intuition du nombre est si profondément ancrée dans la profondeur de nos sillons pariétaux, si inconsciemment présente derrière le moindre de nos calculs, que nous n’en réalisons pas l’importance. Nous comprenons sans le moindre effort que 3 est plus petit que 5. Il nous paraît tellement évident que 2 et 2 font 4 que nous nous interrogeons guère sur l’appareil cérébral qui est à l’origine de cette intuition.
Nous ne prenons conscience de son importance, paradoxalement, que lorsqu'elle se détériore. Depuis près de 80 ans, les neurologues savent qu’une lésion cérébrale de la région pariétale, à l'âge adulte comme dans la petite enfance, peut entraîner une incapacité totale de comprendre ce que signifient les nombres. Dans certains cas, le déficit est si global que même la lecture et l’écriture des nombres devient impossible ; ces objets deviennent soudain si vides de sens que le patient est incapable d’en faire le moindre usage. D’autres patients peuvent conserver de bonnes capacités de lecture et d’écriture des nombres, voire même de récitation par cœur de la table de multiplication. Cependant, même s’ils se souviennent des mots « trois fois neuf, vingt-sept », ils n’en connaissent plus le sens.
À l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le professeur Laurent Cohen et moi-même avons examiné un homme âgé d’une soixantaine d’années et qui avait eu l’infortune de subir un accident vasculaire dans la région pariétale droite. Il éprouvait de telles difficultés de soustractions que nous avions dû interrompre le test après qu’il ait échoué sur le calcul de 3-1 (il avait répondu 7). Ses difficultés n’étaient pas liées à une modalité particulière de présentation : il faisait autant d’erreurs, que les problèmes lui soient présentés par écrit ou par oral, et qu’il doive produire le résultat à haute voix ou se contenter de le sélectionner parmi plusieurs. Il échouait également dans des tests de comparaison, jugeant par exemple que 6 était plus petit que 5. Dans un test de bissection, il jugea tout naturellement que le nombre qui tombe entre 2 et 4 est 6 « parce que deux-quatre-six ». Il comprenait pourtant notre requête, puisqu’il savait dire quel jour tombe entre mardi et jeudi, ou quelle lettre se situe entre B et D. Seul le domaine des nombres semblait dramatiquement détérioré.
Nous disposons aujourd’hui de plusieurs observations similaires, chez des patients de tous âges et de tous pays. Toutes indiquent que les lésions de la région pariétale s’accompagnent de troubles sévères de l’intuition des quantités – y compris, semble-t-il, chez le très jeune enfant. La dyscalculie du développement est un trouble de l’arithmétique comparable à la dyslexie en ce qu’elle touche une fraction importante des enfants (entre 3 et 6 % selon les rares enquêtes épidémiologiques disponibles). Certains au moins de ces enfants souffrent de déficits isolés de l’arithmétique, remarquablement comparables à ceux que l’on peut observer chez l’adulte après un accident vasculaire. Mes collègues anglais Brian Butterworth et Luisa Girelli ont ainsi étudié un jeune adulte d’intelligence normale, appelé Charles, qui a toujours souffert de difficultés extrêmes avec les nombres. Charles possède une thèse de psychologie, maîtrise le langage à la perfection, et a bénéficié d’une éducation normale doublée de cours particuliers en mathématiques. Néanmoins, il doit toujours compter sur ses doigts pour réaliser le moindre calcul. Les tests psychologiques révèlent au moins deux déficits majeurs. Premièrement, Charles n’a aucune perception immédiate du nombre. Il est incapable de décider combien d’objets sont présents devant lui, même s’il n’y en a que 2 ou 3, si on ne lui laisse pas le temps de les compter. Deuxièmement, l’intuition de la taille des nombres lui fait défaut. Nous prenons normalement d’autant moins de temps pour comparer deux nombres que la distance qui les sépare est grande, sans doute parce que des nombres clairement séparés sont plus faciles à positionner mentalement sur l’espace des quantités. Chez Charles, cet effet de distance est inversé : il lui faut d’autant plus de temps que les nombres sont distants, parce qu’il doit compter même pour se rendre compte que 9 est plus grand que 2.
Aucun examen d’imagerie cérébrale n’a été proposé à Charles. Cependant, un autre cas de dyscalculie du développement, récemment examiné en spectroscopie par résonance magnétique, montre une anomalie focale du métabolisme exactement là où nous postulons que se situent les circuits neuronaux de la compréhension des quantités : la région pariétale inférieure. Il semble que, bien avant la naissance, la migration neuronale des neurones du cortex pariétal ait été anormale. Certaines maladies génétiques, mais aussi d’autres facteurs tels que la prématurité ou l’exposition à l’alcool au cours de la grossesse, semblent favoriser ces dysfonctionnements cérébraux précoces et accroître l’incidence de la dyscalculie.
Intuition et éducation mathématique
La dyscalculie du développement, plus que toute autre donnée empirique, place le cerveau au cœur de notre compétence mathématique. On a cru voir dans les mathématiques une construction culturelle fondée sur l’invention de symboles et de règles formelles, ou encore un langage universel pour décrire la structure de l’univers. Mais cette construction, ce langage, ne prennent leur sens que parce que notre cerveau est doté, dès la naissance, de circuits neuronaux aptes à saisir la structure intuitive du domaine qui deviendra celui des mathématiques. Si les mathématiques de haut niveau se construisent grâce au langage et à l’éducation, leurs fondements les plus élémentaires – concepts de nombre, mais aussi d'espace, de temps, d'opération... – sont à rechercher dans l’organisation même de notre cerveau. Les recherches en neurosciences cognitives de l’arithmétique confirment de façon éclatante la modularité des opérations cérébrales. Le cerveau n’est pas un organe isotrope qui absorberait comme une éponge la culture de son environnement. Il est plutôt comme une collection d’organes, chacun pré-adapté pour préparer l’enfant en développement à trouver, dans son environnement, des points de repères cognitifs. L’école, que ce soit en mathématiques ou dans d’autres domaines, ne peut construire que sur ces intuitions fondatrices incrustées dans nos circuits cérébraux au cours de l’évolution. Qu’une maladie neurologique interfère avec l’une de ces pré-adaptations, et c’est un domaine du savoir, l’arithmétique peut-être, qui risque de s’étioler, voire de disparaître.
Replacer le cerveau et ses représentations modulaires aux fondements de l’apprentissage des mathématiques n’oblige pas à adhérer à une forme naïve de réductionnisme. Il ne faut nier ni l’existence de représentations cérébrales stables des objets mathématiques, ni l’influence de la culture et de l’éducation sur ces états neuronaux. Les états d’activité que nous voyons par imagerie cérébrale chez l’adulte sont le résultat des contraintes croisées de l’apprentissage et de la structure initiale des réseaux cérébraux. Souligner le rôle des contraintes biologiques n’implique aucun fixisme, ni aucune passivité face au handicap. De même que la myopie se soigne par le port de lunettes, rien n’interdit de penser que l’étude attentive des réseaux neuronaux des dyscalculiques ne conduira pas au développement de stratégies d’éducation ou de ré-éducation optimisées pour ces enfants. Au minimum pourra-t-on éviter que ces élèves, qui sont répétons-le d’intelligence normale dans de nombreux domaines, ne soient étiquetés comme cancres ou paresseux et découragés de poursuivre leurs études.
Inversement, l’existence d’une base biologique universelle du sens des nombres n’implique en rien que celle-ci montre des variations anormales chez les surdoués des mathématiques. S’il existe d’authentiques déficits de l’intuition numérique, rien, pour l’instant, n’indique que dans la population normale, certains naîtraient dotés d’une plus grosse « bosse des maths ». Bien au contraire, tout suggère que l’intuition numérique fait partie du patrimoine génétique de tous, mais qu’elle est susceptible de s’épanouir à des degrés divers selon le travail et la passion que nous y apportons. Les enquêtes internationales montrent que les stratégies éducatives européennes, américaines ou asiatiques ont un impact radical sur le taux de réussite des étudiants aux mêmes tests. Les biographies des plus grands mathématiciens soulignent que ceux-ci ont travaillé et réfléchi intensément et quotidiennement, souvent dès le plus jeune âge, avant de voir leur talent s’épanouir. Peut-être le mathématicien de talent est-il celui qui, mieux que les autres, sait exploiter les multiples intuitions que notre cerveau projette sur le monde.


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