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LUCY ...

 

Donald Johanson: «Lucy reste une référence pour l'évolution humaine»


l'entretien - par Propos recueillis par Paul Bahn dans mensuel n°380 daté novembre 2004 à la page 61 (2525 mots)
Depuis sa découverte, il y a juste trente ans, en novembre 1974, Lucy, la petite femelle australopithèque est devenue une figure incontournable des recherches sur l'origine de l'homme. Bien que l'on connaisse aujourd'hui des hominidés plus anciens, et que sa position dans notre arbre généalogique reste discutée, son intérêt scientifique ne s'est pas démenti. C'est toujours le squelette le plus complet, et son espèce, Australopithecus afarensis, est la mieux connue pour cette période.

La Recherche: Pourquoi étiez-vous à Hadar en 1974?

Donald Johanson: En 1970, j'avais 27 ans et je préparais un doctorat de paléoanthropologie à l'université de Chicago, sous la direction de F. Clark Howell. Dans ce cadre, j'ai participé à l'expédition de recherche de l'Omo, en Éthiopie. Lors d'une fête, à Paris, j'ai rencontré Maurice Taïeb, aujourd'hui directeur de recherche au CNRS, à Aix-en-Provence. À cette époque, il explorait la géologie d'une partie de l'Éthiopie connue sous le nom de «triangle des Afars». Il m'a montré des photographies des sédiments et des fossiles qu'il avait trouvés. Si l'on en croyait les ossements de porcs et d'éléphants, tout cela avait au moins 3 millions d'années. Maurice m'a dit: «Si tu penses que les fossiles de l'Omo sont fantastiques, tu devrais venir dans l'Afar.» C'était assez généreux de sa part de partager les sites qu'il avait découverts! On ne parle pas souvent de lui à propos de Lucy, mais il a vraiment eu un rôle déterminant. Alors, au printemps 1972, nous y sommes allés en repérage pendant six semaines, et nous avons trouvé beaucoup de sites fossilifères. Celui que nous avons choisi, Hadar, était quasiment le dernier que nous avions trouvé.

Ce site, qu'avait-il de particulier?

Donald Johanson: Il était extrêmement étendu, et les niveaux géologiques qui nous intéressaient étaient jonchés de fossiles. Nous avons alors organisé l'expédition internationale de recherche de l'Afar, dirigée par Maurice Taïeb. En 1973, nous avons fait notre première découverte: le genou d'un hominidé qui, à l'évidence, marchait debout. Cela nous a encouragés à y retourner, en novembre 1974.

Dans quelles circonstances avez-vous découvert Lucy?

Donald Johanson: Maurice avait quitté le camp pour chercher du ravitaillement, et nous avions reçu la visite, pendant deux jours, de Richard Leakey* et sa famille. Après leur départ, Tom Gray, un étudiant en thèse, a insisté pour que j'aille voir l'emplacement où un crâne complet de porc avait été trouvé. Nous sommes donc partis au milieu de la matinée, et nous avons inspecté la zone pendant environ une heure, trouvant quelques ossements d'animaux. Alors que nous retournions à la Land-Rover, j'ai regardé par-dessus mon épaule droite d'habitude, j'ai toujours les yeux braqués sur le sol, et j'ai vu, sur le sol, un morceau de coude, dont j'ai immédiatement pensé qu'il avait appartenu à un hominidé. Tom n'était pas convaincu, et m'a demandé pourquoi je pensais cela. Je lui ai répondu: «Regarde ces os de crâne, près de ta main.» Nous avons alors réalisé qu'il y avait des ossements tout autour de nous: mâchoire, bassin, fémur. Un squelette était répandu sur environ 14 mètres carrés de ce talus.

Quelle a été votre réaction?

Donald Johanson: Nous étions bouleversés, parce qu'il s'agissait d'un squelette assez complet, ce qui était une première, et parce que nous savions qu'il avait plus de 3 millions d'années. En revenant au camp, Tom s'est mis à klaxonner et a crié: «On a trouvé tout un bon Dieu de truc!» Des gens sont venus de la rivière, où ils étaient en train de nager, et nous sommes immédiatement retournés sur le site, où nous avons délimité le périmètre de répartition des ossements. Nous avons laissé la plupart des choses en place, et nous sommes revenus pendant environ trois semaines pour fouiller. Je ne crois pas que j'aie réalisé à ce moment-là l'impact de cette découverte sur ma vie et sur ma carrière, et encore moins celui qu'elle aurait dans le grand public. Sur le moment, j'étais excité: je pensais que ce serait quelque chose d'extraordinairement important. Mais je ne savais pas ce que c'était. Je supposais que c'était une sorte d'australopithèque, mais il ne m'est pas venu à l'esprit que ce pourrait être une nouvelle espèce.

Avez-vous pris des photographies des ossements en place ce jour-là?

Donald Johanson: Je n'avais pas d'appareil avec moi. Quelques personnes en ont pris le lendemain mais, dans l'ensemble, les gens étaient trop excités par ce qui se passait. Peu de temps après, Maurice est revenu au camp. Il a dit que nous devions contacter Yves Coppens et les autres participants à l'expédition qui n'étaient pas en Éthiopie à ce moment-là. Coppens est finalement arrivé avec une équipe française de télévision, mais nous avions déjà fini de dégager les ossements.

D'où vient le nom de «Lucy»?

Donald Johanson: Le premier soir, il y avait une ambiance spéciale. Nous avons mis de la musique, en buvant de la bière que nous avions fait rafraîchir dans la rivière Awash. C'est vrai, comme cela a été beaucoup raconté, que nous avons en particulier écouté Lucy in the sky with diamonds, des Beatles. Mais nous ne l'avons pas du tout passée en boucle! Pam Alderman, ma petite amie de l'époque, qui était là, a lancé, un peu au hasard: «Si vous pensez vraiment que c'est une femelle, pourquoi ne pas l'appeler Lucy?» Personne ne s'est exclamé «Oh oui, super, c'est son nom!» Mais les jours suivants, les étudiants se sont mis à dire: «Tu retournes sur le site de Lucy? Est-ce que tu vas trouver d'autres morceaux du crâne de Lucy?» C'est comme cela qu'elle a commencé à avoir sa personnalité propre, son identité propre, et qu'elle est devenue une référence dans l'évolution humaine. Aujourd'hui, tout le monde en a entendu parler, même les enfants de l'école primaire. Je ne sais pas pourquoi, mais il semble que les gens aiment bien ce nom. Si nous l'avions appelée Mathilda, ça n'aurait peut-être pas pris.

Ensuite, vous avez emporté les os pour les étudier?

Donald Johanson: Il n'y avait pas de laboratoire au Muséum national d'Éthiopie à Addis-Abeba, et les lois de l'époque nous permettaient d'emporter les fossiles à l'étranger. L'accord entre les équipes qui participaient à l'expédition stipulait que ceux, Français ou Américains, qui feraient une découverte la rapporteraient dans leur laboratoire et seraient les premiers à étudier les fossiles, mais que tout le monde signerait l'article [1]. Nous avons donc rapporté Lucy, et d'autres fossiles, au Muséum d'histoire naturelle de Cleveland, où j'étais conservateur, et ils y ont été conservés dans un coffre fermé pendant cinq ans. Nous les avons étudiés et décrits, et nous avons finalement publié une monographie en 1982 [2].

Pouvez-vous nous dresser un bref portrait de Lucy?

Donald Johanson: Nous avons retrouvé environ 40% de son squelette. D'après la longueur de son fémur, 28 centimètres, elle devait mesurer un peu plus d'un mètre de haut. Ses dents de sagesse étaient sorties, ce qui indique qu'elle était adulte, mais la puberté était sans doute plus précoce que chez les hommes actuels, et elle n'avait peut-être que 14 ou 15 ans quand elle est morte. Elle était minuscule: en fait, c'est l'un des plus petits fossiles d'Australopithecus afarensis jamais découvert. Elle ne pesait que 50 kilogrammes. C'est à cause de cette petite taille, et de la constitution légère de ses os, que nous pouvons dire que c'était une femelle. La forme du bassin n'est pas caractéristique: cette espèce avait un petit cerveau, de 380 à 550 centimètres cubes, et il n'y avait pas eu de problème lors de l'accouchement. Elle avait des bras relativement longs, probablement un vestige de l'époque où ses ancêtres vivaient dans les arbres, et elle possédait une face projetée en avant comme celle d'un singe. Elle ressemblait beaucoup à un singe en fait.

Est-elle le fossile type* d'Australopithecus afarensis?

Donald Johanson: Non. Le spécimen type est une mandibule trouvée à Laetoli, un autre site éthiopien, qui a été choisie en 1978 parce qu'elle avait déjà été complètement décrite et publiée. Rétrospectivement, je pense que j'aurais dû insister un peu plus pour que ce soit Lucy, parce qu'elle est si complète.

En 1974, la découverte de Lucy a été importante. Ce squelette l'est-il toujours autant trente ans plus tard?

Donald Johanson: C'était le premier squelette aussi ancien dont on pouvait examiner les proportions des membres supérieurs et inférieurs. Ses membres inférieurs étaient courts, tandis que ses membres supérieurs étaient longs. C'est très caractéristique de créatures qui passent une grande partie de leur temps dans les arbres. Quand nous regardons l'évolution du squelette des hominidés, entre les formes très simiesques et les formes très humaines, nous voyons une mosaïque de caractères. Certaines zones, telles que le système locomoteur, sont parmi les premières à changer, pendant que les longs bras des ancêtres arboricoles sont encore là. Chez Lucy, la sélection naturelle avait clairement agi sur les genoux, les chevilles et les hanches. La taille du cerveau, la forme de la mâchoire et la proportion des membres ont évolué plus tard.

Depuis trente ans, Lucy a été à l'origine d'énormément de recherches, de réflexions et de techniques. En particulier, dans les années quatre-vingt, il y a eu une grande controverse pour savoir si elle se tenait pleinement debout, si elle pouvait tendre le genou et la hanche, et marcher comme nous. Cela a donné lieu à des centaines d'articles sur la signification de ses mains courbées, des os de son pied et de la forme de son bassin. Grâce à cela, l'étude de l'anatomie fonctionnelle s'est énormément raffinée. Aujourd'hui, Lucy continue d'être étudiée par des gens qui mettent au point de nouvelles techniques, par exemple l'étude de la façon dont les couches d'émail se forment successivement au cours de la croissance dentaire, ce qui pourrait nous renseigner sur sa vitesse de maturation et de croissance; d'autres commencent à regarder sous la surface de l'os pour voir comment les cellules sont orientées, et ce que cela peut vouloir dire sur la formation de l'os. Autant de choses que nous ne savions pas faire il y a trente ans. C'est donc toujours une source d'informations nouvelles. Lucy continue aussi d'être importante parce que c'est -toujours la référence à laquelle les autres -découvertes sont -compa-rées. Quand une nouvelle découverte est annoncée, les journaux expliquent, par exemple, qu'elle est plus ancienne de tant de millions d'années que Lucy, ou qu'elle est située à tant de milliers de kilomètres de Lucy...

Votre point de vue sur Australopithecus afarensis a-t-il changé pendant toutes ces années?

Donald Johanson: Principalement à propos de son compor-tement locomoteur et grimpeur. Dans les années soixante-dix, j'étais assez convaincu que l'espèce était totalement terrestre et pleinement bipède. Je continue à croire que Lucy était complètement bipède lorsqu'elle était sur le sol, qu'elle marchait très efficacement et qu'elle était capable d'étendre le genou et la hanche, qu'elle ne marchait pas les genoux pliés. Mais je pense aussi qu'elle devait dormir dans un nid dans les arbres, à l'abri des prédateurs, ce qui nécessite une adaptation au grimper. Elle devait aussi passer une bonne partie de son temps dans les arbres à chercher de la nourriture: des fruits, des noix et des baies. Nous savons aujourd'hui qu'à son époque Hadar était un environnement forestier.

Sur un autre plan, il y a eu dans les années quatre-vingt, une controverse sur le fait de savoir si les petits spécimens appartenaient à une espèce, et les gros à une autre. Depuis notre retour à Hadar, en 1990, nous avons presque doublé le nombre de spécimens connus, et nous avons étendu la profondeur temporelle de l'espèce: nous avons désormais des Australopithecus afarensis sur une période de 400000 ans, de 3,4 à 3 millions d'années. Et aucune de ces découvertes n'indique qu'il y a deux espèces. Ma conviction qu'il s'agit d'une seule espèce, avec un fort dimorphisme sexuel, a donc été renforcée.

Un article récent avance qu'Australopithecus afarensis pouvait s'adapter à toutes sortes d'environnements, sans préférence particulière [3]. Êtes-vous d'accord?

Donald Johanson: Absolument. Assez tôt, après que le nom d'Australopithecus afarensis a été donné à Lucy, il était déjà clair, d'après les études paléoenvironnementales, que Laetoli était une savane ouverte, tandis que Hadar, à environ 1000 kilomètres, était plus boisé. C'était donc une espèce géographiquement dispersée et très adaptable. Elle pouvait survivre dans des environnements très divers.

Pourquoi continuez-vous à aller à Hadar?

Donald Johanson: Quand les journalistes me demandent: «Qu'espérez-vous trouver quand vous y retournerez?», ma réponse est toujours: «L'inattendu.» Nous avons exploré systématiquement la région depuis une bonne dizaine d'années. C'est de cette façon que nous avons trouvé, au milieu des années quatre-vingt-dix, le plus ancien Homo associé avec des outils de pierre. C'est aussi comme cela que nous avons trouvé un nouveau crâne de femelle il y a deux ans: c'est le crâne le plus complet d'Australopithecus afarensis, daté de 3,1 millions d'années. Et nos nombreux spécimens de Hadar, des mâchoires, des dents, des crânes, des membres, etc., trouvés sur environ 80 kilomètres carrés, forment la collection la plus complète d'une seule espèce sur près d'un demi-million d'années. Ce sera la collection de référence qui servira à juger les autres.

Ces dernières années, on a beaucoup entendu parler de découvertes réalisées par d'autres équipes, au Kenya, au Tchad, et aussi en Éthiopie [4]. Mais rien de votre part. Pourquoi?

Donald Johanson: Cette année, nous avons publié une monographie sur le crâne mâle de Hadar, découvert en 1992 [5]. L'an prochain, nous annoncerons le crâne femelle presque complet dont j'ai déjà parlé. Mais la majeure partie de notre travail consiste à décrire, publier et évaluer de façon aussi détaillée que possible les découvertes que nous avons faites, pour vraiment caractériser l'espèce Australopithecus afarensis. Les universitaires n'aiment pas trop faire cela, mais ça reste la base de la recherche. Les découvertes que vous évoquez sont importantes, mais certaines sont malheureusement enfermées dans des coffres-forts, à l'abri des regards. Ce n'est pas comme cela que le domaine pourra avancer. Il vaudrait mieux publier plus rapidement et ouvrir l'accès aux fossiles. Quand Lucy est venue aux États-Unis, nous avions décidé que tout le monde pourrait l'étudier, sous notre contrôle, à la seule condition qu'ils attendent cinq ans pour publier leurs propres observations, après nous. Il faut aussi noter que la plupart des découvertes que vous évoquez sont fragmentaires, ou ne concernent que des spécimens isolés: pour comprendre la biologie et la variabilité de ces espèces fossiles, il faut des collections plus complètes.

Quel est l'avenir de Hadar?

Donald Johanson: Maintenant que nous avons plus ou moins épuisé le site, il entre dans une phase de conservation: il va devenir une destination touristique, pour ceux qui voudront voir l'endroit où Lucy a été trouvée. Le ministre éthiopien de la Culture a posé en janvier 2004 la première pierre du Musée d'interprétation de Lucy, dans le village d'Elowaha «le puits», qui est situé à 90 minutes de voiture du site de la découverte. Nous espérons que les premiers paléotouristes viendront d'ici dix-huit mois. Nous essayons de rendre quelque chose à l'Éthiopie, qui a accueilli et soutenu la venue des équipes de recherche, et aussi au peuple des Afars qui ont travaillé avec nous toutes ces années. zz

Par Propos recueillis par Paul Bahn

 

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LES PREMIERS TÉTRAPODES ...

 


Les premiers tétrapodes vivaient dans l'eau


special : l'histoire de la vie - par Jennifer A. Clack dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 58 (2625 mots) | Gratuit
Voici quelque 360 millions d'années, les premiers vertébrés s'aventuraient hors de l'eau. Comment s'est faite la transition entre la nageoire et la patte ? Entre les branchies et les poumons ? La découverte d' Acanthostega , véritable chaînon manquant entre les poissons et les tétrapodes, a permis d'apporter quelques éléments de réponse essentiels. Contrairement à une idée tenace, nombre de caractères propres aux tétrapodes sont apparus initialement dans l'eau. Car les premiers tétrapodes étaient aquatiques : nageoire caudale et branchies faisaient encore partie de leurs attributs. Ils étaient en outre pourvus de pagaies incapables de porter l'animal hors de l'eau.

D'où venons-nous ? Si la question renvoie chacun de nous au commencement de sa propre vie, elle peut également être prise au sens de l'évolution. L'homme, à l'instar des chauves-souris, des baleines, des oiseaux, des crocodiles, des dinosaures, des serpents, des grenouilles ou encore des salamandres, fait partie des tétrapodes, c'est-à-dire des animaux à quatre membres. Qu'ils en aient ou non gardés quatre aujourd'hui, leurs ancêtres avaient tous cette caractéristique.

Mais qui étaient les premiers tétrapodes ? Quand sont-ils apparus ? Il est maintenant certain qu'ils appartenaient aux sarcoptérygiens*. Ces poissons à nageoires charnues, qui ont connu leur heure de gloire au Dévonien, il y a 350 à 400 millions d'années, ne sont plus aujourd'hui représentés que par deux groupes : les dipneustes, qui peuplent les eaux douces de l'hémisphère sud et qui sont capables de respirer à l'air libre ; et les coelacanthes, poissons de mer profonde réduits à une espèce unique vivant dans des zones très limitées de l'océan Indien fig. 1. Dipneustes et coelacanthes sont les plus proches parents des premiers tétrapodes. Quand, comment et dans quelles circonstances la transition s'est-elle faite entre les poissons sarcoptérygiens et les tétrapodes ?

Le rêve de tout paléontologue est de découvrir un « chaînon manquant » ou, mieux, une forme de transition, qui n'entre dans aucune catégorie moderne mais qui comble un « trou » de la chaîne fossile. Ce rêve est devenu réalité pour une poignée de paléontologues, dont je fais partie, en 1987. Cette année-là, une expédition commune de l'University Museum of Zoology de Cambridge, au Royaume-Uni, et du Geologisk Museum de Copenhague, au Danemark, dans les vieux grès rouges du Groenland, nous a permis de découvrir une multitude de restes d' Acanthostega gunnari : le plus primitif des précurseurs connus des tétrapodes. L'animal se loge dans le « trou » morphologique et évolutif correspondant à la transition entre poissons sarcoptérygiens et tétrapodes.

Plusieurs années d'efforts ont été nécessaires pour dégager les squelettes de ces tétrapodes primitifs : Sarah Finney, ma préparatrice, a passé des milliers d'heures devant son microscope à extraire, grâce à de fines aiguilles, la roche qui entourait les os. Ce travail long et minutieux explique pourquoi les informations sur Acanthostega n'ont filtré que petit à petit1-4 et pourquoi il nous a fallu, à Michael Coates et à moi-même, près de dix ans pour en faire une description détaillée5.

Acanthostega mesure environ un mètre. Sa tête, volumineuse et relativement plate, est munie d'une large bouche dentée. Sa queue, longue et haute, est soutenue en haut et en bas par des rayons*, comme chez les poissons : bien que sans parenté directe avec l'une ou l'autre espèce, Acanthostega aurait pu être produit par le croisement d'une salamandre géante et d'un petit crocodile. Le crâne, le squelette branchial, les membres et les ceintures, les vertèbres, les côtes et la queue, ont été reconstitués fig. 2. L'animal, tout en affichant plusieurs caractères spécifiques des tétrapodes, conserve de nombreux traits primitifs propres aux poissons. Son anatomie est ainsi à l'origine d'idées nouvelles sur les premiers quadrupèdes.

Les premières concernent l'apparition des membres : étaient-ils dotés de cinq doigts comme le sont ceux de tous les tétrapodes ? Pendant de longues années, Ichthyostega , un tétrapode pri-mitif contemporain d' Acanthostega , est resté la seule référence paléontologique. Mis au jour dans les vieux grès rouges du Groenland, il était classiquement représenté avec quatre membres courts et robustes adaptés à la locomotion terrestre et munis chacun de cinq doigts6. On rapprochait Ichthyostega d' Eusthenopteron , un poisson à nageoires charnues découvert dans des terrains du Dévonien de l'est du Canada. La structure de ses nageoires semblait préfigurer celle des membres des tétrapodes : on retrouvait en effet des équivalents osseux de l'humérus, du radius et du cubitus, les trois os supérieurs du bras de tétrapode.

Mais, vers le milieu des années 1980, le paléontologue soviétique Oleg Lebedev allait tout remettre en question. Et pour cause : il venait de découvrir Tulerpeton , un tétrapode du Dévonien à... six doigtsI. L'observation, difficile à expliquer à l'époque, n'a pris toute son importance que très récemment, lorsque nous avons constaté que les membres d' Acanthostega en possédaient chacun huit fig. 3a ! Par ailleurs, chez ce dernier, la structure de l'« avant-bras », avec un radius plus long et plus mince que le cubitus, est inverse de celle de tous les autres tétrapodes. En revanche, elle est similaire à celle de la nageoire d' Eusthenopteron et des autres sarcoptérygiens apparentés. L'observation est d'importance. Du fait de cette différence de longueur, l'articulation du poignet, qui ne pouvait guère se plier, ne pouvait pas servir à le porter. De plus, si la forme même des articulations de l'épaule et du coude d' Acanthostega autorisait les mouvements du bras de bas en haut, elle limitait considérablement ceux de torsion et de flexion. Son membre ressemblait davantage à une pagaie, incapable de soulever le corps du sol, qu'à une patte véritable. Les proportions relatives du radius et du cubitus suggèrent que cette structure n'est pas le fruit d'une adaptation secondaire à la nage d'un membre conçu initialement pour la vie terrestre, mais bel et bien d'une structure primitive.

Cette surprenante découverte nous poussa à réexaminer le membre postérieur d' Ichthyostega . L'expédition de 1987 en avait rapporté un nouveau spécimen que nous nous empressâmes de dégager. Là encore, une surprise nous attendait. On savait déjà que ce membre postérieur se distinguait de celui des tétrapodes par sa forme très aplatie et par sa cheville, qui comportait moins d'os. Mais le nouveau spécimen révélait l'existence de sept doigts fig. 3b. Comme Acanthostega , ce membre postérieur avait plus de cinq doigts. Qui plus est, il avait lui aussi l'architecture d'une pagaie, les articulations de la cheville et du genou pouvant à peine plier2. Le réexamen des spécimens décrits antérieurement a, sans exception, mis en évidence les mêmes caractéristiques. Malheureusement, la « main » d' Ichthyostega reste à ce jour inconnue.

La conclusion s'impose d'elle-même : les membres connus des tétrapodes du Dévonien avaient tous plus de cinq doigts. Le nombre varie d'une espèce à l'autre. Il semble qu'au début de l'évolution il ait été variable, car non fixé dans le code génétique ou le programme de développement. Ce concept d'instabilité initiale du développement d'une nouvelle structure à son apparition a été vérifié sur d'autres organismes voir l'article d'Eric H. Davidson dans ce numéro. L'histoire du développement des membres, telle qu'elle apparaît via les fossiles du Dévonien, cadre bien avec les idées récentes issues de la génétique et de la biologie du développement. Mais seuls les fossiles permettent de se rendre compte de la morphologie réelle des membres. De même qu'eux seuls permettent de tester ces idées.

Si la structure des membres d' Acanthostega est, comme nous le pensons, primitive, cela signifie que les premiers tétrapodes étaient dotés de sortes de pagaies qui n'étaient pas conçues pour porter le corps hors de l'eau. Il semble que les doigts soient apparus avant les articulations spécialisées, comme le poignet ou la cheville. Etait-ce pour leur permettre de s'agripper sur le substrat ou pour les propulser à travers une végétation dense en eau peu profonde ?

Nombre de poissons modernes ont des nageoires digitées qui assurent ces fonctions. Quoi qu'il en soit, les mem-bres ne sont probablement pas apparus pour marcher sur le sol terrestre. Ils ont d'abord servi dans l'eau. Ce n'est que plus tard qu'ils sont devenus les structures à cinq doigts que nous connaissons aujourd'hui et dont la fonction est de porter le corps.

Une seconde découverte allait nous conforter dans l'idée qu' Acanthostega menait une vie aquatique : son squelette branchial ressemble à celui d'un poisson3. Ses éléments sont en effet bien ossifiés et entaillés de sillons profonds. Or, ces sillons, présents dans les arcs branchiaux des poissons, sont la marque de l'artère par laquelle le sang est acheminé jusqu'aux branchies, où il s'oxygène. Par ailleurs, nous avons retrouvé, le long du bord de la ceinture scapulaire, le bourrelet de la lame postbranchiale. Présente chez les poissons, elle n'avait jamais été observée chez les tétrapodes. Elle forme la paroi postérieure de la chambre operculaire*. Sa fonction est triple. Primo , elle canalise l'eau après son passage sur les branchies. Secundo , elle contribue à maintenir l'ouverture de la chambre. Et, tertio , elle participe au « joint » contre lequel ferme le volet operculaire. Acanthostega n'avait pas de volet osseux, mais il était peut-être doté d'un volet souple.

Toutes ces observations suggèrent que les arcs branchiaux portaient encore des filaments branchiaux fonctionnels et participaient, comme chez les poissons, à l'échange des gaz et des déchets. Les arcs branchiaux d' Eusthenopteron et des dipneustes sont similaires. Ces derniers respirent aussi bien à l'aide de branchies que de poumons. Il en était certainement de même pour Acanthostega . Contrairement à l'opinion populaire, les poumons ne sont pas l'apanage exclusif des tétrapodes. De nombreux poissons du Dévonien Ñ dont Eusthenopteron Ñ en étaient dotés. Cependant, avant notre découverte, on pensait que les branchies internes avaient disparu chez tous les tétrapodes. Rappelons toutefois que le rôle des branchies ne se limite pas à la capture de l'oxygène : elles permettent également d'éliminer le dioxyde de carbone et les déchets azotés. Les poumons des amphibiens modernes ne contribuent que peu à l'élimination du CO2, processus beaucoup plus complexe que la prise d'oxygène. Les branchies étaient peut-être encore nécessaires à cette fonction chez les premiers tétrapodes, avant que les poumons y soient complètement adaptés.

La troisième découverte importante concerne l'oreille moyenne. Chez les poissons, la mâchoire inférieure est articulée au crâne par l'intermé- diaire de deux os, le palatocarré* et l'hyomandibulaire*. L'oreille se réduit à l'oreille interne affectée essentiellement à l'équilibration. La plupart des tétrapodes terrestres actuels des grenouilles aux mammifères sont dotés d'une oreille moyenne munie d'un tympan tendu sur une échancrure postérieure du toit crânien, l'échancrure optique. La columelle osseuse ou stapes, qui relie le tympan à la fenêtre ovale de l'oreille interne, est toujours fine et élancée, libre de vibrer dans la cavité de l'oreille moyenne. Cela permet de conduire les vibrations sonores recueillies par le tympan jusqu'à l'oreille interne où est situé l'organe de la perception auditive. Cette organisation était-elle présente chez les tétrapodes primitifs ? Il semble que non.

En 1989, nous avons découvert chez Acanthostega un stapes court et massif en forme d'éventail, dont les extrémités semblaient avoir été en contact avec la branche verticale du palatocarré. Cet arrangement n'a rien de commun avec celui des tétrapodes plus récents. On a pensé qu'à ce stade de l'histoire des tétrapodes, cet os n'avait probablement pas de rôle dans l'audition mais intervenait dans un mécanisme respiratoireII. Depuis lors, d'autres découvertes ont permis de se faire une idée de l'évolution de l'oreille et de la boîte crânienne chez les premiers tétrapodes. La boîte crânienne des embryons de poissons présente un trou appelé fontanelle vestibulaire fig. 4. Chez de nombreux poissons fossiles, ce trou persistait jusqu'à l'âge adulte. La taille de la fenêtre ovale chez Acanthostega et sa position par rapport aux os environnants permettent désormais de dire que bien que de taille différente, la fenêtre ovale et la fontanelle vestibulaire ont une origine similaire et constituent, au moins en partie, une seule et même structure4.

On ne sait toujours pas pourquoi ni comment l'hyomandibulaire, fixé initialement contre la boîte crânienne, est venu se loger dans un orifice de cette même boîte crânienne. En revanche on peut estimer l'époque à laquelle l'événement eut lieu. On a très récemment décrit la boîte crânienne de Panderichthys , un poisson à nageoires charnues probablement encore plus proche des premiers tétrapodes que ne le fut Eusthenopteron 7 fig. 1. Cette proximité apparaît dans les proportions et la disposition des os du toit crânien. Mais on sait maintenant que la boîte crânienne était pour l'essentiel similaire à celle d' Eusthenopteron , de sorte que si le toit crânien paraît évoluer progressivement du poisson au tétrapode, la boîte crânienne semble au contraire avoir pris de manière assez soudaine l'aspect qu'elle a chez les tétrapodes, en particulier dans la région de l'oreille.

Acanthostega a profondément affec-té notre vision des premiers tétrapodes et de leur évolution. Il a stimulé les scientifiques qui, plus que jamais, recherchent et trouvent d'autres spéci-mens. Y compris dans les tiroirs des muséums. C'est ainsi, que de nombreux fragments de crânes, de mâchoires et de membres trouvés en Ecosse et en Russie, classés dans le groupe des sar-coptérygiens, se révèlent être des tétrapodes sensiblement plus vieux qu' Acanthostega. Ces restes ont mon-tré qu'il existait au moins deux genres, Elginerpeton et Obruchevichthys 8 .

Elginerpeton était un gros animal aplati dans le sens dorso-ventral, apparemment muni de membres en pagaie, mais dont les ceintures pelvienne et scapulaire sont caractéristiques des tétrapodes. La mâchoire inférieure était longue et mince, mais les dents et la structure osseuse sont typiques des tétrapodes. Les deux genres partagent certains caractères spécifiques, ce qui donne à penser que non seulement ils faisaient tous deux partie des premiers tétrapodes mais qu'en outre ils étaient étroitement apparentés. Autrement dit, les tétrapodes avaient commencé à se diversifier et à se disséminer dès cette époque lointaine.

Ventastega , un autre tétrapode du Dévonien, a été découvert dans du matériel provenant de Lettonie. Là encore, son identité a été reconnue grâce à des similitudes avec Acanthostega . Depuis lors, de nouveaux éléments provenant du site original sont venus enrichir les spécimens des collections muséo-logiques, et on a désormais récupéré une grande partie du crâne et une partie de la ceinture scapulaire. Cet animal était, semble-t-il, très voisin d' Acanthostega , mais pas identique. Des parties essentielles du crâne demeurent inconnues, de sorte qu'il est difficile de déterminer ses liens avec Acanthostega ou avec d'autres tétrapodes ultérieurs.

D'autres tétrapodes du Dévonien ont été mis au jour aux Etats-Unis. Voici deux ans environ, une ceinture scapulaire et quelques fragments de crâne ont été trouvés en Pennsylvanie. La ceinture scapulaire de l'animal, dénommé Hynerpeton , d'après le nom de la ville voisine, partage certains traits avec celles d' Acanthostega et d' Ichthyostega . Elle possède aussi certains caractères plus évolués. La musculature des épaules était manifestement puissante, sans que l'on sache si elle servait à la marche ou à la nage9.

Enfin, et ce n'est pas le moins important, une mâchoire inférieure trouvée en Australie et décrite en 1977 avait été attribuée au tétrapode Metaxygnathus . Cette attribution, controversée pendant des années, a trouvé confirmation grâce à l'étude de la mâchoire inférieure d' Acanthostega . On avait déjà d'autres preuves de l'existence de tétrapodes du Dévonien en Australie, avec des empreintes de pas. Ce témoignage osseux vient les compléter.

Parallèlement, la découverte de nouveaux fossiles de poissons sarcopsérygiens a permis de bâtir l'arbre généalogique de tout le groupe. On peut se faire une idée du moment où les ancêtres des tétrapodes se séparent des autres groupes fig. 1 : à la fin du Dévonien, vers 380 millions d'années.

Il reste une question : pourquoi les tétrapodes sont-ils sortis de l'eau ? Nul ne le sait. Nous pouvons simplement préciser l'ordre dans lequel sont apparus les caractères essentiels des tétrapodes. Le Dr Michael I. Coates et moi-même avons émis l'hypothèse que beaucoup de ces caractères sont apparus alors que les animaux étaient encore essentiellement aquatiques. Les membres, par exemple, n'étaient pas initialement utilisés à la marche mais servaient à pagayer. Autrement dit, les tétrapodes ont probablement colonisé la terre ferme après le Dévonien.

Par Jennifer A. Clack


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LA PRISE DE DÉCISION ...

 

Paris, 22 septembre 2015
La prise de décision implique une zone du cerveau jusqu'à présent méconnue

Face à un changement dans notre environnement, il faut prendre des décisions adaptées. Et c'est le cortex préfrontal qui intervient en général. De manière inattendue, des scientifiques de l'Institut de neurosciences cognitives et intégratives d'Aquitaine (INCIA, CNRS/Université de Bordeaux) ont découvert qu'une zone du cerveau située dans le thalamus joue également un rôle capital dans la mise en œuvre de telles aptitudes évoluées. Menés chez le rat, ces travaux sont publiés le 23 septembre 2015 dans The Journal of Neuroscience.
Prendre des décisions adaptées en vue de subvenir à ses besoins est une nécessité pour tous les organismes vivants. En particulier, la capacité à prendre en compte les modifications soudaines dans  l'environnement représente un enjeu important pour la survie des espèces. De telles prises de décision sont considérées comme des fonctions cognitives évoluées. Elles font intervenir le cortex préfrontal, une structure cérébrale parmi les plus développées et connue pour assurer les processus décisionnels.

L'équipe « Décision et adaptation » à l'INCIA s'est d'abord intéressée aux zones du cerveau connectées au cortex préfrontal. Par une technique de marquage, elle a mis en évidence une région particulière, le thalamus submédian, au rôle fonctionnel inconnu, qui est fortement connectée au cortex préfrontal.

Les scientifiques ont par la suite testé le rôle de ces deux structures cérébrales, thalamus submédian et cortex préfrontal, dans la prise de décision et l'adaptation à l'environnement. Pour cela, ils ont considéré trois groupes de rats : le premier présentant des lésions du cortex préfrontal, le deuxième au niveau du thalamus submédian, et le troisième regroupant des rats témoins sans lésion. Il s'agit de tester leur capacité à établir un lien entre un son et l'obtention d'une récompense alimentaire.

L'expérience s'est déroulée en deux étapes (voir schéma ci-dessous). La phase d'apprentissage d'abord a permis aux animaux d'apprendre que deux sons différents (S1 et S2) prédisent chacun la survenue d'une récompense alimentaire spécifique. Les trois groupes d'animaux visitent donc la mangeoire dès qu'un signal auditif est perçu. Les lésions n'empêchent pas les animaux d'apprendre qu'un stimulus auditif prédit l'obtention de la récompense. Lors de la deuxième étape, la procédure reste inchangée pour le premier son, mais pour le son S2, les chercheurs ont distribué des récompenses alimentaires durant et surtout en dehors des périodes sonores. Ce son perd donc sa valeur prédictive et un animal sans lésion en vient à négliger ce stimulus auditif S2 pour ne venir à la mangeoire que lorsqu'il entend le son S1. En revanche, les animaux présentant une lésion que ce soit au niveau du cortex préfrontal ou du thalamus submédian se montrent incapables de faire une telle distinction, et donc, de s'adapter.

Cette étude permet d'identifier l'existence d'un circuit entre le thalamus et le cortex qui s'avère primordial dans la prise de décision adaptée à l'environnement. L'originalité de cette découverte provient du rôle fondamental que les chercheurs attribuent au thalamus submédian, une structure jusqu'à présent ignorée dans le domaine des comportements adaptatifs. Ce résultat suggère que de nombreux circuits fonctionnels sous-tendant ce type de comportement impliqueraient une contribution du thalamus. Les chercheurs comptent poursuivre l'exploration de ces circuits « thalamocorticaux » dont la compréhension pourrait améliorer notre connaissance de nombreuses pathologies, comme la schizophrénie ou encore l'addiction.

 

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LES PREMIERS TÉTRAPODES ...

 


Les premiers tétrapodes vivaient dans l'eau


special : l'histoire de la vie - par Jennifer A. Clack dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 58 (2625 mots) | Gratuit
Voici quelque 360 millions d'années, les premiers vertébrés s'aventuraient hors de l'eau. Comment s'est faite la transition entre la nageoire et la patte ? Entre les branchies et les poumons ? La découverte d' Acanthostega , véritable chaînon manquant entre les poissons et les tétrapodes, a permis d'apporter quelques éléments de réponse essentiels. Contrairement à une idée tenace, nombre de caractères propres aux tétrapodes sont apparus initialement dans l'eau. Car les premiers tétrapodes étaient aquatiques : nageoire caudale et branchies faisaient encore partie de leurs attributs. Ils étaient en outre pourvus de pagaies incapables de porter l'animal hors de l'eau.

D'où venons-nous ? Si la question renvoie chacun de nous au commencement de sa propre vie, elle peut également être prise au sens de l'évolution. L'homme, à l'instar des chauves-souris, des baleines, des oiseaux, des crocodiles, des dinosaures, des serpents, des grenouilles ou encore des salamandres, fait partie des tétrapodes, c'est-à-dire des animaux à quatre membres. Qu'ils en aient ou non gardés quatre aujourd'hui, leurs ancêtres avaient tous cette caractéristique.

Mais qui étaient les premiers tétrapodes ? Quand sont-ils apparus ? Il est maintenant certain qu'ils appartenaient aux sarcoptérygiens*. Ces poissons à nageoires charnues, qui ont connu leur heure de gloire au Dévonien, il y a 350 à 400 millions d'années, ne sont plus aujourd'hui représentés que par deux groupes : les dipneustes, qui peuplent les eaux douces de l'hémisphère sud et qui sont capables de respirer à l'air libre ; et les coelacanthes, poissons de mer profonde réduits à une espèce unique vivant dans des zones très limitées de l'océan Indien fig. 1. Dipneustes et coelacanthes sont les plus proches parents des premiers tétrapodes. Quand, comment et dans quelles circonstances la transition s'est-elle faite entre les poissons sarcoptérygiens et les tétrapodes ?

Le rêve de tout paléontologue est de découvrir un « chaînon manquant » ou, mieux, une forme de transition, qui n'entre dans aucune catégorie moderne mais qui comble un « trou » de la chaîne fossile. Ce rêve est devenu réalité pour une poignée de paléontologues, dont je fais partie, en 1987. Cette année-là, une expédition commune de l'University Museum of Zoology de Cambridge, au Royaume-Uni, et du Geologisk Museum de Copenhague, au Danemark, dans les vieux grès rouges du Groenland, nous a permis de découvrir une multitude de restes d' Acanthostega gunnari : le plus primitif des précurseurs connus des tétrapodes. L'animal se loge dans le « trou » morphologique et évolutif correspondant à la transition entre poissons sarcoptérygiens et tétrapodes.

Plusieurs années d'efforts ont été nécessaires pour dégager les squelettes de ces tétrapodes primitifs : Sarah Finney, ma préparatrice, a passé des milliers d'heures devant son microscope à extraire, grâce à de fines aiguilles, la roche qui entourait les os. Ce travail long et minutieux explique pourquoi les informations sur Acanthostega n'ont filtré que petit à petit1-4 et pourquoi il nous a fallu, à Michael Coates et à moi-même, près de dix ans pour en faire une description détaillée5.

Acanthostega mesure environ un mètre. Sa tête, volumineuse et relativement plate, est munie d'une large bouche dentée. Sa queue, longue et haute, est soutenue en haut et en bas par des rayons*, comme chez les poissons : bien que sans parenté directe avec l'une ou l'autre espèce, Acanthostega aurait pu être produit par le croisement d'une salamandre géante et d'un petit crocodile. Le crâne, le squelette branchial, les membres et les ceintures, les vertèbres, les côtes et la queue, ont été reconstitués fig. 2. L'animal, tout en affichant plusieurs caractères spécifiques des tétrapodes, conserve de nombreux traits primitifs propres aux poissons. Son anatomie est ainsi à l'origine d'idées nouvelles sur les premiers quadrupèdes.

Les premières concernent l'apparition des membres : étaient-ils dotés de cinq doigts comme le sont ceux de tous les tétrapodes ? Pendant de longues années, Ichthyostega , un tétrapode pri-mitif contemporain d' Acanthostega , est resté la seule référence paléontologique. Mis au jour dans les vieux grès rouges du Groenland, il était classiquement représenté avec quatre membres courts et robustes adaptés à la locomotion terrestre et munis chacun de cinq doigts6. On rapprochait Ichthyostega d' Eusthenopteron , un poisson à nageoires charnues découvert dans des terrains du Dévonien de l'est du Canada. La structure de ses nageoires semblait préfigurer celle des membres des tétrapodes : on retrouvait en effet des équivalents osseux de l'humérus, du radius et du cubitus, les trois os supérieurs du bras de tétrapode.

Mais, vers le milieu des années 1980, le paléontologue soviétique Oleg Lebedev allait tout remettre en question. Et pour cause : il venait de découvrir Tulerpeton , un tétrapode du Dévonien à... six doigtsI. L'observation, difficile à expliquer à l'époque, n'a pris toute son importance que très récemment, lorsque nous avons constaté que les membres d' Acanthostega en possédaient chacun huit fig. 3a ! Par ailleurs, chez ce dernier, la structure de l'« avant-bras », avec un radius plus long et plus mince que le cubitus, est inverse de celle de tous les autres tétrapodes. En revanche, elle est similaire à celle de la nageoire d' Eusthenopteron et des autres sarcoptérygiens apparentés. L'observation est d'importance. Du fait de cette différence de longueur, l'articulation du poignet, qui ne pouvait guère se plier, ne pouvait pas servir à le porter. De plus, si la forme même des articulations de l'épaule et du coude d' Acanthostega autorisait les mouvements du bras de bas en haut, elle limitait considérablement ceux de torsion et de flexion. Son membre ressemblait davantage à une pagaie, incapable de soulever le corps du sol, qu'à une patte véritable. Les proportions relatives du radius et du cubitus suggèrent que cette structure n'est pas le fruit d'une adaptation secondaire à la nage d'un membre conçu initialement pour la vie terrestre, mais bel et bien d'une structure primitive.

Cette surprenante découverte nous poussa à réexaminer le membre postérieur d' Ichthyostega . L'expédition de 1987 en avait rapporté un nouveau spécimen que nous nous empressâmes de dégager. Là encore, une surprise nous attendait. On savait déjà que ce membre postérieur se distinguait de celui des tétrapodes par sa forme très aplatie et par sa cheville, qui comportait moins d'os. Mais le nouveau spécimen révélait l'existence de sept doigts fig. 3b. Comme Acanthostega , ce membre postérieur avait plus de cinq doigts. Qui plus est, il avait lui aussi l'architecture d'une pagaie, les articulations de la cheville et du genou pouvant à peine plier2. Le réexamen des spécimens décrits antérieurement a, sans exception, mis en évidence les mêmes caractéristiques. Malheureusement, la « main » d' Ichthyostega reste à ce jour inconnue.

La conclusion s'impose d'elle-même : les membres connus des tétrapodes du Dévonien avaient tous plus de cinq doigts. Le nombre varie d'une espèce à l'autre. Il semble qu'au début de l'évolution il ait été variable, car non fixé dans le code génétique ou le programme de développement. Ce concept d'instabilité initiale du développement d'une nouvelle structure à son apparition a été vérifié sur d'autres organismes voir l'article d'Eric H. Davidson dans ce numéro. L'histoire du développement des membres, telle qu'elle apparaît via les fossiles du Dévonien, cadre bien avec les idées récentes issues de la génétique et de la biologie du développement. Mais seuls les fossiles permettent de se rendre compte de la morphologie réelle des membres. De même qu'eux seuls permettent de tester ces idées.

Si la structure des membres d' Acanthostega est, comme nous le pensons, primitive, cela signifie que les premiers tétrapodes étaient dotés de sortes de pagaies qui n'étaient pas conçues pour porter le corps hors de l'eau. Il semble que les doigts soient apparus avant les articulations spécialisées, comme le poignet ou la cheville. Etait-ce pour leur permettre de s'agripper sur le substrat ou pour les propulser à travers une végétation dense en eau peu profonde ?

Nombre de poissons modernes ont des nageoires digitées qui assurent ces fonctions. Quoi qu'il en soit, les mem-bres ne sont probablement pas apparus pour marcher sur le sol terrestre. Ils ont d'abord servi dans l'eau. Ce n'est que plus tard qu'ils sont devenus les structures à cinq doigts que nous connaissons aujourd'hui et dont la fonction est de porter le corps.

Une seconde découverte allait nous conforter dans l'idée qu' Acanthostega menait une vie aquatique : son squelette branchial ressemble à celui d'un poisson3. Ses éléments sont en effet bien ossifiés et entaillés de sillons profonds. Or, ces sillons, présents dans les arcs branchiaux des poissons, sont la marque de l'artère par laquelle le sang est acheminé jusqu'aux branchies, où il s'oxygène. Par ailleurs, nous avons retrouvé, le long du bord de la ceinture scapulaire, le bourrelet de la lame postbranchiale. Présente chez les poissons, elle n'avait jamais été observée chez les tétrapodes. Elle forme la paroi postérieure de la chambre operculaire*. Sa fonction est triple. Primo , elle canalise l'eau après son passage sur les branchies. Secundo , elle contribue à maintenir l'ouverture de la chambre. Et, tertio , elle participe au « joint » contre lequel ferme le volet operculaire. Acanthostega n'avait pas de volet osseux, mais il était peut-être doté d'un volet souple.

Toutes ces observations suggèrent que les arcs branchiaux portaient encore des filaments branchiaux fonctionnels et participaient, comme chez les poissons, à l'échange des gaz et des déchets. Les arcs branchiaux d' Eusthenopteron et des dipneustes sont similaires. Ces derniers respirent aussi bien à l'aide de branchies que de poumons. Il en était certainement de même pour Acanthostega . Contrairement à l'opinion populaire, les poumons ne sont pas l'apanage exclusif des tétrapodes. De nombreux poissons du Dévonien Ñ dont Eusthenopteron Ñ en étaient dotés. Cependant, avant notre découverte, on pensait que les branchies internes avaient disparu chez tous les tétrapodes. Rappelons toutefois que le rôle des branchies ne se limite pas à la capture de l'oxygène : elles permettent également d'éliminer le dioxyde de carbone et les déchets azotés. Les poumons des amphibiens modernes ne contribuent que peu à l'élimination du CO2, processus beaucoup plus complexe que la prise d'oxygène. Les branchies étaient peut-être encore nécessaires à cette fonction chez les premiers tétrapodes, avant que les poumons y soient complètement adaptés.

La troisième découverte importante concerne l'oreille moyenne. Chez les poissons, la mâchoire inférieure est articulée au crâne par l'intermé- diaire de deux os, le palatocarré* et l'hyomandibulaire*. L'oreille se réduit à l'oreille interne affectée essentiellement à l'équilibration. La plupart des tétrapodes terrestres actuels des grenouilles aux mammifères sont dotés d'une oreille moyenne munie d'un tympan tendu sur une échancrure postérieure du toit crânien, l'échancrure optique. La columelle osseuse ou stapes, qui relie le tympan à la fenêtre ovale de l'oreille interne, est toujours fine et élancée, libre de vibrer dans la cavité de l'oreille moyenne. Cela permet de conduire les vibrations sonores recueillies par le tympan jusqu'à l'oreille interne où est situé l'organe de la perception auditive. Cette organisation était-elle présente chez les tétrapodes primitifs ? Il semble que non.

En 1989, nous avons découvert chez Acanthostega un stapes court et massif en forme d'éventail, dont les extrémités semblaient avoir été en contact avec la branche verticale du palatocarré. Cet arrangement n'a rien de commun avec celui des tétrapodes plus récents. On a pensé qu'à ce stade de l'histoire des tétrapodes, cet os n'avait probablement pas de rôle dans l'audition mais intervenait dans un mécanisme respiratoireII. Depuis lors, d'autres découvertes ont permis de se faire une idée de l'évolution de l'oreille et de la boîte crânienne chez les premiers tétrapodes. La boîte crânienne des embryons de poissons présente un trou appelé fontanelle vestibulaire fig. 4. Chez de nombreux poissons fossiles, ce trou persistait jusqu'à l'âge adulte. La taille de la fenêtre ovale chez Acanthostega et sa position par rapport aux os environnants permettent désormais de dire que bien que de taille différente, la fenêtre ovale et la fontanelle vestibulaire ont une origine similaire et constituent, au moins en partie, une seule et même structure4.

On ne sait toujours pas pourquoi ni comment l'hyomandibulaire, fixé initialement contre la boîte crânienne, est venu se loger dans un orifice de cette même boîte crânienne. En revanche on peut estimer l'époque à laquelle l'événement eut lieu. On a très récemment décrit la boîte crânienne de Panderichthys , un poisson à nageoires charnues probablement encore plus proche des premiers tétrapodes que ne le fut Eusthenopteron 7 fig. 1. Cette proximité apparaît dans les proportions et la disposition des os du toit crânien. Mais on sait maintenant que la boîte crânienne était pour l'essentiel similaire à celle d' Eusthenopteron , de sorte que si le toit crânien paraît évoluer progressivement du poisson au tétrapode, la boîte crânienne semble au contraire avoir pris de manière assez soudaine l'aspect qu'elle a chez les tétrapodes, en particulier dans la région de l'oreille.

Acanthostega a profondément affec-té notre vision des premiers tétrapodes et de leur évolution. Il a stimulé les scientifiques qui, plus que jamais, recherchent et trouvent d'autres spéci-mens. Y compris dans les tiroirs des muséums. C'est ainsi, que de nombreux fragments de crânes, de mâchoires et de membres trouvés en Ecosse et en Russie, classés dans le groupe des sar-coptérygiens, se révèlent être des tétrapodes sensiblement plus vieux qu' Acanthostega. Ces restes ont mon-tré qu'il existait au moins deux genres, Elginerpeton et Obruchevichthys 8 .

Elginerpeton était un gros animal aplati dans le sens dorso-ventral, apparemment muni de membres en pagaie, mais dont les ceintures pelvienne et scapulaire sont caractéristiques des tétrapodes. La mâchoire inférieure était longue et mince, mais les dents et la structure osseuse sont typiques des tétrapodes. Les deux genres partagent certains caractères spécifiques, ce qui donne à penser que non seulement ils faisaient tous deux partie des premiers tétrapodes mais qu'en outre ils étaient étroitement apparentés. Autrement dit, les tétrapodes avaient commencé à se diversifier et à se disséminer dès cette époque lointaine.

Ventastega , un autre tétrapode du Dévonien, a été découvert dans du matériel provenant de Lettonie. Là encore, son identité a été reconnue grâce à des similitudes avec Acanthostega . Depuis lors, de nouveaux éléments provenant du site original sont venus enrichir les spécimens des collections muséo-logiques, et on a désormais récupéré une grande partie du crâne et une partie de la ceinture scapulaire. Cet animal était, semble-t-il, très voisin d' Acanthostega , mais pas identique. Des parties essentielles du crâne demeurent inconnues, de sorte qu'il est difficile de déterminer ses liens avec Acanthostega ou avec d'autres tétrapodes ultérieurs.

D'autres tétrapodes du Dévonien ont été mis au jour aux Etats-Unis. Voici deux ans environ, une ceinture scapulaire et quelques fragments de crâne ont été trouvés en Pennsylvanie. La ceinture scapulaire de l'animal, dénommé Hynerpeton , d'après le nom de la ville voisine, partage certains traits avec celles d' Acanthostega et d' Ichthyostega . Elle possède aussi certains caractères plus évolués. La musculature des épaules était manifestement puissante, sans que l'on sache si elle servait à la marche ou à la nage9.

Enfin, et ce n'est pas le moins important, une mâchoire inférieure trouvée en Australie et décrite en 1977 avait été attribuée au tétrapode Metaxygnathus . Cette attribution, controversée pendant des années, a trouvé confirmation grâce à l'étude de la mâchoire inférieure d' Acanthostega . On avait déjà d'autres preuves de l'existence de tétrapodes du Dévonien en Australie, avec des empreintes de pas. Ce témoignage osseux vient les compléter.

Parallèlement, la découverte de nouveaux fossiles de poissons sarcopsérygiens a permis de bâtir l'arbre généalogique de tout le groupe. On peut se faire une idée du moment où les ancêtres des tétrapodes se séparent des autres groupes fig. 1 : à la fin du Dévonien, vers 380 millions d'années.

Il reste une question : pourquoi les tétrapodes sont-ils sortis de l'eau ? Nul ne le sait. Nous pouvons simplement préciser l'ordre dans lequel sont apparus les caractères essentiels des tétrapodes. Le Dr Michael I. Coates et moi-même avons émis l'hypothèse que beaucoup de ces caractères sont apparus alors que les animaux étaient encore essentiellement aquatiques. Les membres, par exemple, n'étaient pas initialement utilisés à la marche mais servaient à pagayer. Autrement dit, les tétrapodes ont probablement colonisé la terre ferme après le Dévonien.

Par Jennifer A. Clack

 

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